« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

L'Emblème cinématographique. 17.

 



b)- Analyse d’un exemple privilégié : le « Démarquez-vous » de Passe ton bac d’abord : 


après la leçon de philosophie du générique, c’est une leçon de hand-ball qui ouvre le film ; l’équipe est la première forme que prend le groupe, sujet central. « Démarquez-vous ! », le professeur donne ce conseil, puis cet ordre, à deux équipes de filles ; sur un terrain parallèle, deux équipes de garçons s’entraînent aussi ; par le jeu des regards, du champ/contre-champ, se « monte » déjà une histoire d’amour : une fille, un garçon, se démarquent.


Le spectateur est mis directement en contact avec des groupes aux relations multiples, dont vont émerger, petit à petit, les personnages principaux. C’est vrai pour Passe ton bac d’abord, c’est encore plus vrai pour A nos amours[1] : le bateau de la promenade rassemble des personnages peu caractérisés que seule une deuxième vision du film permet d’identifier complètement (on ne les « reconnaît pas tous quand on les revoit, plus longuement, par la suite). L’effet de réel vient de l’opacité d’un fait brut, les éléments d’exposition ne sont pas déployés ; ce que le spectateur perd en cohérence fictionnelle, il le gagne en résistance du film : il le voit. L’immédiateté du visible, l’impossibilité du « lisible », réduisent la convention narrative mais produisent une confrontation au plan, comme expérience de cinéma.[2]


Tous les personnages sont plus ou moins « marqués », plus ou moins « libres » ; la continuité de chacun des deux films est en partie assurée par des personnages qui occupent les places vacantes, prennent la place des autres, sont des doubles, des substituts, passent les relais, assurent les transferts : des furets, des jokers.[3] Ce sont eux qui, en fin de film, ont le moins de mal à partir (Bernard et Patrick dans Passe ton bac d’abord, Michel dans A nos amours).


Se démarquer : non pas une simple phase de jeu, mais sa condition même : brouiller les symétries des places, , des rôles, mettre le système en mouvement, l’ouvrir. Dans Passe ton bac d’abord, vers la fin de premier groupe de séquences, dont la dissémination est tramée de motifs symétriques que les déambulations de tel ou tel personnage relient, c’est (après le match) le jeu trop ouvert de l’équipe de football de Lens qui oppose les supporters.


Marque, démarque, relance, ouverture sont les données esthétiques du film.


La nécessité de se démarquer, le jeu ouvert de Lens ont une valeur emblématique.


« Démarquez-vous » peut être entendu comme la consigne du réalisateur à ses acteurs [4]. L’injonction de rompre avec le « standard » du jeu, l’image de marque, le modèle implicite qui menace de surgir à chaque instant. Il faut fuir l’empoissement et permettre au film de se frayer sans cesse de nouveaux parcours, réorienter ses visées, déplacer ses buts.


Des éléments du dialogue, des images, désignent plus largement la situation filmique et visent aussi l’espacement des séquences, leur « jeu » (comme on dit que les pièces d’une machine ont du jeu) ; c’est leur structuration ouverte, dispersive, qui est métaphoriquement définie.


C’est, de plus, dans ce passage du film que la gamme des techniques du filmage est la plus étendue : les plans du stade de Lens sont du pur direct et représentent l’écart maximum par rapport aux méthodes classiques du film de fiction.


« Marque » et « démarque » sont définies ainsi dans le « Glossaire » qui clôt le livre de Gilles Deleuze L’Image-mouvement, Cinéma 1 ( Editions de Minuit) :


« Marque » :  désigne les relations naturelles, c’est-à-dire les aspects sous lesquels les images sont liées par une habitude qui les fait passer des unes aux autres. La démarque désigne une image arrachée à ses relations naturelles » (pp. 292-293).


Elles qualifient « l’image mentale » fondée sur la « relation » ; il les applique au cinéma d’Hitchcock dont il cite quelques démarques célèbres : « Le moulin de Correspondant 17, dont les ailes tournent en sens inverse du vent ou l’avion de La Mort aux trousses qui apparaît là où il n’y a pas de champ à sulfater » (p. 275).


Notre hypothèse est que les définitions du Glossaire sont susceptibles de s’appliquer à l’un des éléments de « la crise de l’image action » (titre du chapitre final ) : la lutte contre le cliché, dont l’ « Image » serait la démarque ; c’est le code dominant que l’image déchire. La démarque serait donc une image irréductible au cliché.


Pialat est le continuateur – indirect- de ceux qui sont, pour Deleuze, à l’origine de la crise de l’image-action : le néoréalisme italien (Rossellini en particulier) et la Nouvelle Vague française.


Pour que l’image existe, il faut la dégager des automatismes perceptifs ; l’image doit susciter un acte de vision et non un simple effet de reconnaissance ; en rupture avec la coalescence du cliché, l’image doit vibrer de sa fugacité même. Walter Benjamin écrit : « Ce que l’on sait devoir bientôt disparaître, devient image ».[5] Filmer Sandrine Bonnaire avant que quelque chose d’elle ne disparaisse irrémédiablement ; en cours de tournage – déjà – Pialat s’aperçoit qu’elle n’a plus qu’une fossette…


Filmer, monter, c’est justement choisir ces moments qui sortent de la « médiocrité »[6] ; le discontinu, le fragmentaire, c’est la possibilité même de l’existence des films [7]. Les films portent les traces de cet arrachement continu et parfois violent au conventionnel. Cette volonté n’aboutit pas toujours, mais elle est toujours assez forte pour déplacer le cliché, le prendre par « en dessous » ; et s’il résiste encore, le compliquer en l’ouvrant sur l’abjection ; le personnage du patron du café dans Passe ton bac d’abord en est l’exemple le plus achevé.


-L’existence de la marque implique l’existence d’une série ; en linguistique, mais aussi dans la définition que donne Deleuze dans le cours du dernier chapitre de son livre : « suivant la relation naturelle, un terme renvoie à d’autres termes dans une série coutumière telle que chacun peut être interprété par les autres : ce sont les marques . »

La démarque est locale : « mais il est toujours possible qu’un de ces termes saute hors de la trame et surgisse dans des conditions qui l’extraient de sa série ou le mettent en contradiction avec elle, en quel cas on parlera de démarque » (p. 274).

La démarque vient par effraction ; elle fait irruption ; elle suppose le fragment, le « moment ».


-Marque et démarque ne sont pas exclusives l’une de l’autre, mais structuralement reliées : le joueur démarqué « sort » des séries opposées (les équipes), mais cela fait partie du jeu.

Cliché et image sont dans un rapport de tension permanente et incontournable ; croire s’émanciper du cliché par le bizarre ou l’insolite c’est - au contraire – le renforcer ; c’est le rapport tout entier qu’il faut faire bouger ; c’est pourquoi Pialat est si profondément « réaliste ».

 -Marque et démarque ont des rapports dialectiques; leurs places s’échangent : se démarquer c’est se faire remarquer, généraliser la démarque, c’est l’instaurer en marque nouvelle.


Il est nécessaire d’ouvrir le système continûment, par des remises en jeu successives ; ou bien de saturer le code de la représentation : le « forcing» comme méthode, le conflit, la « scène ».



[1]  - Suzanne mise à part.

[2]  - « Je me demande d’ailleurs si le spectateur ne se sera pas dérouté par certains enchaînements. C’est un montage qui va plus vers l’émotion que la compréhension. Parfois, on se disait que ça allait trop vite, qu’il fallait faire venir le personnage deux pas plus tôt . » Yann Dedet, Entretien, Cinématographe, n°94.

[3] - Amateurs et professionnels, joueurs de hand-ball ou de football.

[4]  - Il est clair que la polysémie des termes, les décrochages de la dénotation et de la connotation, facilitent l’enchaînement des significations : l’équipe des sportifs et l’équipe du film, le jeu sportif et le jeu de l’acteur.

[5]  - A propos des Eaux-fortes sur Paris de Meryon. Walter Benjamin, Charles Baudelaire, Petite Bibliothèque Payot, p. 126.

[6]  - « De toutes façons il vaut mieux qu’il n’y ait rien ou pas grand-chose plutôt que de la médiocrité ». Maurice Pialat, revue Autrement, Pères et fils, n°61, juin 1984, p. 76.

[7]  - « Tout montrer voue le cinéma au cliché, l’oblige à montrer des choses comme tout le monde a l’habitude de les voir ». Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Gallimard, p.96.


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