b)- Analyse d’un exemple privilégié : le « Démarquez-vous » de Passe ton bac d’abord :
après
la leçon de philosophie du générique, c’est une leçon de hand-ball qui ouvre le
film ; l’équipe est la première forme que prend le groupe, sujet central. « Démarquez-vous ! »,
le professeur donne ce conseil, puis cet ordre, à deux équipes de
filles ; sur un terrain parallèle, deux équipes de garçons s’entraînent
aussi ; par le jeu des regards, du champ/contre-champ, se
« monte » déjà une histoire d’amour : une fille, un garçon, se
démarquent.
Le spectateur est mis directement en
contact avec des groupes aux relations multiples, dont vont émerger, petit à
petit, les personnages principaux. C’est vrai pour Passe ton bac d’abord,
c’est encore plus vrai pour A nos amours[1] :
le bateau de la promenade rassemble des personnages peu caractérisés que seule
une deuxième vision du film permet d’identifier complètement (on ne les « reconnaît
pas tous quand on les revoit, plus longuement, par la suite). L’effet de réel
vient de l’opacité d’un fait brut, les éléments d’exposition ne sont pas
déployés ; ce que le spectateur perd en cohérence fictionnelle, il le
gagne en résistance du film : il le voit. L’immédiateté du visible,
l’impossibilité du « lisible », réduisent la convention narrative
mais produisent une confrontation au plan, comme expérience de cinéma.[2]
Tous les personnages sont plus ou
moins « marqués », plus ou moins « libres » ; la
continuité de chacun des deux films est en partie assurée par des personnages
qui occupent les places vacantes, prennent la place des autres, sont des
doubles, des substituts, passent les relais, assurent les transferts : des
furets, des jokers.[3] Ce sont
eux qui, en fin de film, ont le moins de mal à partir (Bernard et Patrick dans Passe
ton bac d’abord, Michel dans A nos amours).
Se démarquer : non pas une
simple phase de jeu, mais sa condition même : brouiller les symétries des
places, , des rôles, mettre le système en mouvement, l’ouvrir. Dans Passe
ton bac d’abord, vers la fin de premier groupe de séquences, dont la
dissémination est tramée de motifs symétriques que les déambulations de tel ou
tel personnage relient, c’est (après le match) le jeu trop ouvert de l’équipe
de football de Lens qui oppose les supporters.
Marque, démarque, relance, ouverture
sont les données esthétiques du film.
La nécessité de se démarquer, le jeu
ouvert de Lens ont une valeur emblématique.
« Démarquez-vous » peut être
entendu comme la consigne du réalisateur à ses acteurs [4].
L’injonction de rompre avec le « standard » du jeu, l’image de
marque, le modèle implicite qui menace de surgir à chaque instant. Il faut fuir
l’empoissement et permettre au film de se frayer sans cesse de nouveaux
parcours, réorienter ses visées, déplacer ses buts.
Des éléments du dialogue, des images,
désignent plus largement la situation filmique et visent aussi l’espacement des
séquences, leur « jeu » (comme on dit que les pièces d’une machine
ont du jeu) ; c’est leur structuration ouverte, dispersive, qui est
métaphoriquement définie.
C’est, de plus, dans ce passage du
film que la gamme des techniques du filmage est la plus étendue : les
plans du stade de Lens sont du pur direct et représentent l’écart maximum par
rapport aux méthodes classiques du film de fiction.
« Marque » et « démarque » sont
définies ainsi dans le « Glossaire » qui clôt le livre de
Gilles Deleuze L’Image-mouvement, Cinéma 1 ( Editions de Minuit) :
« Marque » : désigne les relations naturelles,
c’est-à-dire les aspects sous lesquels les images sont liées par une habitude
qui les fait passer des unes aux autres. La démarque désigne une image arrachée
à ses relations naturelles » (pp. 292-293).
Elles qualifient « l’image
mentale » fondée sur la « relation » ; il les
applique au cinéma d’Hitchcock dont il cite quelques démarques célèbres : « Le
moulin de Correspondant 17, dont les ailes tournent en sens inverse du
vent ou l’avion de La Mort aux trousses qui apparaît là où il n’y a pas
de champ à sulfater » (p. 275).
Notre hypothèse est que les
définitions du Glossaire sont susceptibles de s’appliquer à l’un des
éléments de « la crise de l’image action » (titre du chapitre
final ) : la lutte contre le cliché, dont l’ « Image » serait
la démarque ; c’est le code dominant que l’image déchire. La démarque
serait donc une image irréductible au cliché.
Pialat est le continuateur –
indirect- de ceux qui sont, pour Deleuze, à l’origine de la crise de
l’image-action : le néoréalisme italien (Rossellini en particulier) et la
Nouvelle Vague française.
Pour que l’image existe,
il faut la dégager des automatismes perceptifs ; l’image doit
susciter un acte de vision et non un simple effet de reconnaissance ; en
rupture avec la coalescence du cliché, l’image doit vibrer de sa
fugacité même. Walter Benjamin écrit : « Ce que l’on sait devoir
bientôt disparaître, devient image ».[5]
Filmer Sandrine Bonnaire avant que quelque chose d’elle ne disparaisse
irrémédiablement ; en cours de tournage – déjà – Pialat s’aperçoit qu’elle
n’a plus qu’une fossette…
Filmer, monter, c’est justement
choisir ces moments qui sortent de la « médiocrité »[6] ;
le discontinu, le fragmentaire, c’est la possibilité même de l’existence des
films [7].
Les films portent les traces de cet arrachement continu et parfois violent au
conventionnel. Cette volonté n’aboutit pas toujours, mais elle est toujours
assez forte pour déplacer le cliché, le prendre par
« en dessous » ; et s’il résiste encore, le compliquer en
l’ouvrant sur l’abjection ; le personnage du patron du café dans Passe
ton bac d’abord en est l’exemple le plus achevé.
-L’existence de la marque implique
l’existence d’une série ; en linguistique, mais aussi dans la définition
que donne Deleuze dans le cours du dernier chapitre de son livre : « suivant
la relation naturelle, un terme renvoie à d’autres termes dans une série
coutumière telle que chacun peut être interprété par les autres : ce sont
les marques . »
La démarque est locale : « mais
il est toujours possible qu’un de ces termes saute hors de la trame et surgisse
dans des conditions qui l’extraient de sa série ou le mettent en contradiction
avec elle, en quel cas on parlera de démarque » (p. 274).
La démarque vient par
effraction ; elle fait irruption ; elle suppose le fragment, le
« moment ».
-Marque et démarque ne sont pas
exclusives l’une de l’autre, mais structuralement reliées : le joueur
démarqué « sort » des séries opposées (les équipes), mais cela fait
partie du jeu.
Cliché et image sont dans un rapport de tension permanente et incontournable ; croire s’émanciper du cliché par le bizarre ou l’insolite c’est - au contraire – le renforcer ; c’est le rapport tout entier qu’il faut faire bouger ; c’est pourquoi Pialat est si profondément « réaliste ».
-Marque et démarque ont des rapports dialectiques; leurs places s’échangent : se démarquer c’est se faire remarquer, généraliser la démarque, c’est l’instaurer en marque nouvelle.
Il est nécessaire d’ouvrir le système
continûment, par des remises en jeu successives ; ou bien de saturer le
code de la représentation : le « forcing» comme méthode, le conflit,
la « scène ».
[1] - Suzanne mise à part.
[2] - « Je me demande d’ailleurs si le
spectateur ne se sera pas dérouté par certains enchaînements. C’est un montage
qui va plus vers l’émotion que la compréhension. Parfois, on se disait que ça
allait trop vite, qu’il fallait faire venir le personnage deux pas plus
tôt . » Yann Dedet, Entretien, Cinématographe,
n°94.
[3]
- Amateurs et professionnels, joueurs de hand-ball ou de football.
[4] - Il est clair que la polysémie des termes,
les décrochages de la dénotation et de la connotation, facilitent
l’enchaînement des significations : l’équipe des sportifs et l’équipe du
film, le jeu sportif et le jeu de l’acteur.
[5] - A propos des Eaux-fortes sur Paris de
Meryon. Walter Benjamin, Charles Baudelaire, Petite Bibliothèque Payot,
p. 126.
[6] - « De toutes façons il vaut mieux
qu’il n’y ait rien ou pas grand-chose plutôt que de la médiocrité ». Maurice
Pialat, revue Autrement, Pères et fils, n°61, juin 1984,
p. 76.
[7] - « Tout montrer voue le cinéma au
cliché, l’oblige à montrer des choses comme tout le monde a l’habitude de les
voir ». Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Gallimard,
p.96.
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