« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

L'Emblème cinématographique. 16.

 


2. L’Autodésignation par le Langage :

 

a)Remarques générales :  


 le dialogue, la voix-off, le commentaire prennent souvent une valeur « métacinématographique » directe dans le film documentaire, elle est indirecte lorsqu’elle reste prise dans la fiction, même si elle en déchire le tissu d’illusion ; dans ce cas, elle peut enclencher ou accompagner l’emblème ; les deux fonctions (autoreprésentation, autodésignation) sont complémentaires, mais peuvent rester indépendantes. La mise en place de certains emblèmes dépend en grande partie du dialogue : le « Démarquez-vous » de Passe ton bac d’abord, par exemple (cf. infra pp. 166-167) ; il en est d’autres que le dialogue renforce, par sa nature : les citations de Musset au début d’A nos amours ; d’autres, enfin, ne lui doivent rien : les miroirs de Loulou.

Lorsqu’une phrase du dialogue désigne aussi le film, on obtient une syllepse par référence au contexte ; si un maître-fourreur conseille à son employé en train d’ajuster des pièces de fourrure : « Dis donc ! Fais gaffe quand même que ça raccorde ! », la phrase est univoque ; si c’est l’extrait du dialogue d’un film et si le fourreur est interprété par le réalisateur – on aura reconnu A nos amours - la phrase désigne aussi et surtout (sous la forme du « private joke ») le montage cinématographique ; c’est le « raccord » qui, par double sens permet de passer de la fourrure au film.[1]

Le circuit de sens peut parfois être élargi et c’est par emboîtement de contextes que s’élabore la syllepse. Dans un plan d’A nos amours, Suzanne, ayant en main le Lagarde et Michard du XXème siècle, s’approche de Michel et lui pose une question tout en désignant une illustration qui reste invisible pour le spectateur :

                              Suzanne : « C’est sensuel, hein ? »

                              Michel : « Oui, c’est Bonnard » (bonnard)[2].

Tout le monde se souvient que le célèbre manuel reproduit un tableau de Bonnard intitulé : « Sortie de Trouville ». La syllepse de sens joue d’abord sur le nom du peintre et sur la déformation populaire de l’adjectif « bon » augmenté su suffixe « ard » (déjà employé dans le dialogue de Loulou). Mais Bonnard et sa sensualité donnent aussi une clé picturale du personnage de Suzanne et du, « modèle » Sandrine Bonnaire (telle que, par exemple, le générique la filme) ; « Bonnard » renvoie donc au film lui-même et à la sensualité   qui le baigne. On sait que les « cadres » (les « caches », pourrait-on dire) de Bonnard sont très cinématographiques.

Vers la fin du film, le dialogue explicite le jeu de mots :

Jean-Pierre  (parlant de Suzanne) : « Mais son peintre préféré c’est…

Michel : C’est Bonnard…

Suzanne : Ouais, c’est sensuel… »[3] .

Le film de Jean-Marie Straub et Danielle Huillet, Moïse et Aaron, tiré de l’opéra de Schoenberg, multiplie de type de syllepse par modification du contexte ; citons un extrait du livret :

Aaron : « Aucun peuple ne saisit plus qu’une partie de l’image

Qui exprime la partie saisissable de l’idée

Ainsi rends-toi compréhensible au peuple de manière adaptée à lui. »

Jean-Marie Straub et Danielle Huillet font sur les textes qu’ils choisissent une opération de translation, différente de la banale « adaptation » : soit un texte (souvent prestigieux) dont on va révéler globalement (Moïse et Aaron) ou partiellement – « Les yeux ne veulent pas en tout temps se fermer », est le sous-titre ajouté à l’Othon de Corneille -, ou auquel on va greffer (de la translation à la transplantation), une signification nouvelle : une sorte de « cinéité » ( !). La syllepse se crée bien par adjonction d’un contexte cinématographique et devient autonymique. Peut-être, dans la multiplicité de leurs significations, un certain type de textes, que l’on pourrait dire « classiques », possèdent-ils cette vertu discrète, « métafilmique », par destination, qui ne se révèle qu’à la lumière du cinéma.

Le cinéma « direct » a la possibilité d’introduire l’auto-désignation par le dialogue ou le commentaire. Au début du film de Marie-Claude Treilhou, Il était une fois la télé [4], les personnages (deux habitantes de Labastide-en-Val, village des Corbières) organisent partiellement la mise en scène : « Viens ici, devant la porte… comme si on sortait de la maison… », dit l’une des protagonistes ; elles commentent la place de la caméra : « C’est trop près… »

Alain Philippon restitue ainsi la fin du film de Jean Eustache Odette Robert (grand-mère du cinéaste) : « Odette Robert, en gros plan, demande à l’opérateur : «Ça va, la lumière, je me suis bien tenue, Monsieur Théo ? (Philippe Théaudière) ».

« Très bien », répond l’opérateur

Un plan plus large montre Eustache en amorce qui dit à Théaudière : « C’est le dernier magasin ? »

« Oui »

Alors, laisse-le finir… »

Odette Robert : « Tu as tourné toutes tes bobines ? »

Jean Eustache : « Oui »

Philippe Théaudière : « un temps de silence si tu veux »,

Et pendant ce silence, Odette Robert chuchote encore quelques derniers mots -/noir/Théaudière (off) : « Voilà, c’est fini. »[5]

Dans un film de fiction, l’auto-désignation peut aussi être introduite par le dialogue, mais elle est médiatisée par e commentaire de l’événement et non du dispositif. Au début de Passe ton bac d’abord, Agnès et Elizabeth, assises au bord du terrain de Hand-ball, commentent les échanges de regards et de sourires de Bernard et de Karine et prédisent l’avenir proche ; plus clairement, dans A nos amours, Robert, le fils, commente ainsi la première grande crise de la mère : « C’est mieux qu’au théâtre de poche ».[6]

Cet effet esthétique de désignation ou de commentaire peut être introduit par l’écrit : dans Loulou, une affiche de l’agence d’André est filmée assez longuement pour que son texte soit significatif : « ROUGHS » qui désigne en anglais les « épreuves » (photos non retouchées) et plus généralement l’art « brut ». La rugosité souvent évoquée des films de Pialat se met-elle peut-être ainsi en abîme. Autodésignation et auto-représentation se combinent : le texte est introduit par une syllepse de synecdoque (le cadre dans le cadre) et au-dessus du titre l’affiche reproduit de multiples photographies disposées comme sur une planche de contact.

Par rapport au « métalangage en surplomb » dont parlait Rivette, il paraît évident que les nombreux cartons des films de Godard, en particulier les célèbres : « Fragments d’un film tourné en 1964 », pour Une Femme mariée et « un film trouvé à la poubelle », pour Week-end, ont une fonction bien plus nette.

La référence culturelle, intégrée systématiquement au dialogue, joue un rôle analogue. Sans répéter l’analyse faite de l’intrusion du père lors de la scène du repas dans A nos amours, prolongeons-la de quelques indications supplémentaires.  La référence à Pagnol (attribuée dans le film au fils écrivain) est une indication importante ; dans le numéro 61 de la revue Autrement, Maurice Pialat précise que son film a pour point de départ : « Une histoire toute simple un peu pagnolesque qui ressemble un peu, par l’âge et la stature, à César ».[7], de même, dans un entretien précédant le texte des dialogues du film, il déclare : « Dans A nos amours, la scène de l’autobus à la fin prend une tournure qui fait un peu penser à Pagnol. »[8]

La genèse du scénario est elle aussi indiquée par la transposition d’une séquence pendant laquelle le père juge le travail littéraire du fils :

Le père : « Ah oui ! C’est bien cette fois-ci. Tu vois, les gens qui sont capables, comme ça, en écrivant quelques lignes, de camper des personnages, chapeau ! Moi, je crois que j’y arriverais pas, tu vois. T’es doué…

Robert : Ah ! Mais dis donc ! Je me suis inspiré quand même de sacrés personnages !

Le père : Ouais ! Je vais te demander des droits d’auteur ! Tu vois qu’on ne peut rien faire tout seul. » [9]

Genèse, critique positive, critique négative qui, sous prétexte de littérature, se rapportent au film (et même aux films) de Pialat, sont complétées par le souci de l’ « histoire » comme idéal :

Le père : « La seule chose qu’il faut savoir, c’est si tu pourrais tenir la distance ; et écrire des trucs plus longs. Comme on dit : avec des histoires. »[10]

Le débat esthétique entre les personnages renvoie à la vie des acteurs et brouille les rapports entre les différentes instances (le personnage, l’acteur, l’individu ). Jacques Fieschi, rédacteur en chef de Cinématographe, joue le rôle d’un critique littéraire-éditeur ; Dominique Besnehard, qui dirige le « casting » du film, joue un écrivain ; Cyril Collard, assistant à a mise en scène, joue un « correcteur de reproduction de tableaux « . Les références culturelles n’ont pas une simple fonction scénaristique, comme dans Loulou, où elles creusent l’écart social entre André et Loulou, mais une fonction emblématique large. Lors de la discussion que précède le retour du père sont cités : Picasso (une exposition à Munich visitée par le beau-frère au pas de course »comme la visite du Louvre dans Bande à part de Jean-Luc Godard »), Ingres, Apollinaire (en tant que critique d’art), le Douanier Rousseau… La peinture complète le théâtre et la littérature dans le grand jeu des métonymies.



[1] - Sur la syllepse par modification du contexte cf. G. Dupriez, Gradus, remarque 4, p. 435.

[2]  - A nos amours, Lherminier, p. 51.

[3]  - Lherminier, p.114.

[4]  -  1986, diffusé dans la série d’Antenne 2 : « Touche pas à mon poste ».

[5]  - Alain Philippon, Jean Eustache, Collection « Auteurs », Cahiers du cinéma, pp.24-25.

[6]  - Lherminier, p. 81.

[7]  -  Masculinités aujourd’hui. Pères et fils, juin 1984, pp. 76-77.

[8]  - Lherminier, p. 8.

[9]  - op. cit., p. 49.


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