2. L’Autodésignation par le Langage :
a)Remarques générales :
le dialogue, la voix-off, le commentaire
prennent souvent une valeur « métacinématographique » directe
dans le film documentaire, elle est indirecte lorsqu’elle reste prise dans la
fiction, même si elle en déchire le tissu d’illusion ; dans ce cas, elle
peut enclencher ou accompagner l’emblème ; les deux fonctions
(autoreprésentation, autodésignation) sont complémentaires, mais peuvent rester
indépendantes. La mise en place de certains emblèmes dépend en grande partie du
dialogue : le « Démarquez-vous » de Passe ton bac
d’abord, par exemple (cf. infra pp. 166-167) ; il en est d’autres que
le dialogue renforce, par sa nature : les citations de Musset au début d’A
nos amours ; d’autres, enfin, ne lui doivent rien : les miroirs
de Loulou.
Lorsqu’une phrase du
dialogue désigne aussi le film, on obtient une syllepse par référence au
contexte ; si un maître-fourreur conseille à son employé en train
d’ajuster des pièces de fourrure : « Dis donc ! Fais gaffe
quand même que ça raccorde ! », la phrase est univoque ; si
c’est l’extrait du dialogue d’un film et si le fourreur est interprété par le
réalisateur – on aura reconnu A nos amours - la phrase désigne aussi et
surtout (sous la forme du « private joke ») le montage
cinématographique ; c’est le « raccord » qui, par double sens
permet de passer de la fourrure au film.[1]
Le circuit de sens peut
parfois être élargi et c’est par emboîtement de contextes que s’élabore la
syllepse. Dans un plan d’A nos amours, Suzanne, ayant en main le Lagarde
et Michard du XXème siècle, s’approche de Michel et lui pose une question tout
en désignant une illustration qui reste invisible pour le spectateur :
Suzanne : « C’est
sensuel, hein ? »
Michel : « Oui, c’est Bonnard »
(bonnard)[2].
Tout le monde se
souvient que le célèbre manuel reproduit un tableau de Bonnard intitulé :
« Sortie de Trouville ». La syllepse de sens joue d’abord sur le nom
du peintre et sur la déformation populaire de l’adjectif « bon »
augmenté su suffixe « ard » (déjà employé dans le dialogue de Loulou).
Mais Bonnard et sa sensualité donnent aussi une clé picturale du personnage de
Suzanne et du, « modèle » Sandrine Bonnaire (telle que, par exemple,
le générique la filme) ; « Bonnard » renvoie donc au film
lui-même et à la sensualité qui le
baigne. On sait que les « cadres » (les « caches »,
pourrait-on dire) de Bonnard sont très cinématographiques.
Vers la fin du film, le
dialogue explicite le jeu de mots :
Jean-Pierre (parlant de Suzanne) : « Mais
son peintre préféré c’est…
Michel : C’est Bonnard…
Suzanne : Ouais, c’est sensuel… »[3] .
Le film de Jean-Marie
Straub et Danielle Huillet, Moïse et Aaron, tiré de l’opéra de Schoenberg,
multiplie de type de syllepse par modification du contexte ; citons un
extrait du livret :
Aaron : « Aucun peuple ne saisit plus
qu’une partie de l’image
Qui exprime la
partie saisissable de l’idée
Ainsi rends-toi compréhensible au
peuple de manière adaptée à lui. »
Jean-Marie Straub et Danielle Huillet
font sur les textes qu’ils choisissent une opération de translation,
différente de la banale « adaptation » : soit un texte (souvent
prestigieux) dont on va révéler globalement (Moïse et Aaron) ou
partiellement – « Les yeux ne veulent pas en tout temps se fermer »,
est le sous-titre ajouté à l’Othon de Corneille -, ou auquel on va greffer (de
la translation à la transplantation), une signification nouvelle : une
sorte de « cinéité » ( !). La syllepse se crée bien par adjonction
d’un contexte cinématographique et devient autonymique. Peut-être, dans la
multiplicité de leurs significations, un certain type de textes, que l’on
pourrait dire « classiques », possèdent-ils cette vertu discrète, « métafilmique »,
par destination, qui ne se révèle qu’à la lumière du cinéma.
Le cinéma
« direct » a la possibilité d’introduire l’auto-désignation par le
dialogue ou le commentaire. Au début du film de Marie-Claude Treilhou, Il était une fois la télé [4], les
personnages (deux habitantes de Labastide-en-Val, village des Corbières)
organisent partiellement la mise en scène : « Viens ici, devant la
porte… comme si on sortait de la maison… », dit l’une des
protagonistes ; elles commentent la place de la caméra : « C’est
trop près… »
Alain
Philippon restitue ainsi la fin du film de Jean Eustache Odette Robert (grand-mère du cinéaste) : « Odette
Robert, en gros plan, demande à l’opérateur : «Ça va, la lumière, je me
suis bien tenue, Monsieur Théo ? (Philippe Théaudière) ».
« Très
bien », répond l’opérateur
Un plan
plus large montre Eustache en amorce qui dit à Théaudière : « C’est
le dernier magasin ? »
« Oui »
Alors,
laisse-le finir… »
Odette
Robert : « Tu as tourné toutes tes bobines ? »
Jean Eustache :
« Oui »
Philippe
Théaudière : « un temps de silence si tu veux »,
Et pendant
ce silence, Odette Robert chuchote encore quelques derniers mots -/noir/Théaudière
(off) : « Voilà, c’est fini. »[5]
Dans un
film de fiction, l’auto-désignation peut aussi être introduite par le dialogue,
mais elle est médiatisée par e commentaire de l’événement et non du dispositif. Au début de Passe ton bac d’abord, Agnès et
Elizabeth, assises au bord du terrain de Hand-ball, commentent les échanges de
regards et de sourires de Bernard et de Karine et prédisent l’avenir
proche ; plus clairement, dans A nos amours, Robert,
le fils, commente ainsi la première grande crise de la mère : « C’est
mieux qu’au théâtre de poche ».[6]
Cet effet
esthétique de désignation ou de commentaire peut être introduit par l’écrit : dans Loulou, une
affiche de l’agence d’André est filmée assez longuement pour que son texte soit
significatif : « ROUGHS » qui désigne en anglais les
« épreuves » (photos non retouchées) et plus généralement l’art
« brut ». La rugosité souvent évoquée des films de Pialat se met-elle
peut-être ainsi en abîme. Autodésignation et auto-représentation se
combinent : le texte est introduit par une syllepse de synecdoque (le cadre
dans le cadre) et au-dessus du titre l’affiche reproduit de multiples
photographies disposées comme sur une planche de contact.
Par rapport
au « métalangage en surplomb » dont parlait Rivette, il paraît
évident que les nombreux cartons des films de Godard, en particulier les
célèbres : « Fragments d’un film tourné en 1964 », pour Une Femme mariée et « un film trouvé à la
poubelle », pour Week-end, ont une
fonction bien plus nette.
La
référence culturelle, intégrée systématiquement au dialogue, joue un rôle
analogue. Sans répéter l’analyse faite de l’intrusion du père lors de la scène
du repas dans A nos amours,
prolongeons-la de quelques indications supplémentaires. La référence à Pagnol (attribuée dans le film
au fils écrivain) est une indication importante ; dans le numéro 61 de la
revue Autrement, Maurice Pialat précise que son
film a pour point de départ : « Une histoire toute simple un peu
pagnolesque qui ressemble un peu, par l’âge et la stature, à César ».[7], de
même, dans un entretien précédant le texte des dialogues du film, il
déclare : « Dans A nos amours, la scène
de l’autobus à la fin prend une tournure qui fait un peu penser à
Pagnol. »[8]
La genèse
du scénario est elle aussi indiquée par la transposition d’une séquence pendant
laquelle le père juge le travail littéraire du fils :
Le
père : « Ah oui ! C’est bien cette fois-ci. Tu vois, les gens
qui sont capables, comme ça, en écrivant quelques lignes, de camper des
personnages, chapeau ! Moi, je crois que j’y arriverais pas, tu vois. T’es
doué…
Robert : Ah ! Mais dis donc ! Je me suis
inspiré quand même de sacrés personnages !
Le père : Ouais ! Je vais te demander des droits
d’auteur ! Tu vois qu’on ne peut rien faire tout seul. » [9]
Genèse, critique positive, critique
négative qui, sous prétexte de littérature, se rapportent au film (et même aux
films) de Pialat, sont complétées par le souci de l’ « histoire »
comme idéal :
Le père : « La seule chose qu’il faut
savoir, c’est si tu pourrais tenir la distance ; et écrire des trucs plus
longs. Comme on dit : avec des histoires. »[10]
Le débat esthétique entre les
personnages renvoie à la vie des acteurs et brouille les rapports entre les
différentes instances (le personnage, l’acteur, l’individu ). Jacques Fieschi,
rédacteur en chef de Cinématographe, joue le rôle d’un critique
littéraire-éditeur ; Dominique Besnehard, qui dirige le
« casting » du film, joue un écrivain ; Cyril Collard, assistant
à a mise en scène, joue un « correcteur de reproduction de
tableaux « . Les références culturelles n’ont pas une simple fonction
scénaristique, comme dans Loulou, où elles creusent l’écart
social entre André et Loulou, mais une fonction emblématique large. Lors de la
discussion que précède le retour du père sont cités : Picasso (une
exposition à Munich visitée par le beau-frère au pas de course »comme
la visite du Louvre dans Bande à part de Jean-Luc Godard »), Ingres,
Apollinaire (en tant que critique d’art), le Douanier Rousseau… La peinture
complète le théâtre et la littérature dans le grand jeu des métonymies.
[1] - Sur la
syllepse par modification du contexte cf. G. Dupriez, Gradus, remarque 4, p.
435.
[2] - A nos amours, Lherminier, p. 51.
[3] - Lherminier, p.114.
[4] -
1986, diffusé dans la série d’Antenne 2 : « Touche pas à mon
poste ».
[5] - Alain Philippon, Jean Eustache, Collection
« Auteurs », Cahiers du cinéma, pp.24-25.
[6] - Lherminier, p. 81.
[7] - Masculinités
aujourd’hui. Pères et fils, juin 1984, pp. 76-77.
[8] - Lherminier, p. 8.
[9] - op. cit., p. 49.
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