« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

La Folie dans le théâtre baroque français. 8.

 



  FIGURES

 

I - Folie et rhétorique :


         Tesauro écrit : « La démence n’est rien d’autre, à proprement parler, que la faculté de changer une chose «en une autre » [1] ; la folie rejoint ainsi les jeux du masque et du déguisement, de la ressemblance et de la différence, du même et de l’autre ; sa « fonction déguisante »[2] crée un espace analogue à celui de la métaphore dans le fil du discours.


Cette fonction poétique peut être complétée par un rapprochement avec l’autre figure privilégiée de l’époque baroque:  l’hyperbole ; concevoir le monologue du fou comme une vaste hyperbole « filée »  est aussi justifié que de le ranger parmi les jeux des identités perdues et réversibles ; la folie étant l’exagération de la souffrance et du malheur, « souffrir les tourments de l’Enfer », devient être aux enfers ; cette transgression s’accompagne d’une floraison de détails descriptifs, l’hyperbole devient un texte sur l’enfer.


De telles définitions sont limitées, imagées, en quelque sorte ; mais le monologue des fous de théâtre, à cause de sa fréquence, de sa longueur, de son outrance, des ses limites (entre un frisson et un évanouissement), de ses thèmes dénombrables (si Henri Faure[3] remarque s’en psychiatrie : « Dans le dédale des mondes imaginaires, la séméiologie descriptive traditionnelle, depuis plus d’un siècle, n’a décelé somme toute qu’un nombre de thèmes relativement restreint », il en est de même pour les mondes imaginaires de la fiction théâtrale, et ceci resserre l’unité de la « figure ») peut être considéré comme une figure : l’ensemble des signes théâtraux obligatoires de la folie ; le contenu du discours des fous est invraisemblable, mais il est vraisemblable qu’ils parlent ainsi, pour manifester leur folie, sur la scène du théâtre baroque.


Les signes abondants et obligatoires de la folie pourraient être classés dans la troisième partie de la rhétorique, qu’est l’ inventio, l’art de trouver des arguments, la rhétorique du contenu , culminant dans la topique ou répertoire des thèmes ; la description remplace sa simple désignation , et si l’on se souvient que le critère classique servant au « repérage » des figures est la « traductibilité » (il y a figure lorsqu’on peut remplacer un élément – ou un ensemble d’éléments – par un autre), rien ne nous empêche de considérer la folie comme une figure de la rhétorique théâtrale baroque ; le folie d’Oreste (la dizaine de vers qui lui est consacrée) peut être considérée comme une des lexicalisations de la figure, résumé allusif des grands monologues du théâtre baroque, mais permanence des thèmes, des signes de la folie se faisant reconnaître.


Précisons ceci en retrouvant la fonction spectaculaire de la folie, l’effet sur le spectateur (et en continuant à nous aider de l’exemple de la rhétorique classique) ; Roland Barthes écrit[4] : « La description réaliste[5] évite de se laisser entraîner dans une activité fantasmatique (précaution que l’on croyait nécessaire à l’ « objectivité » de la relation) ; la Rhétorique classique avait en quelque sorte institutionnalisé le fantasme sous le nom d’une figure particulière, l’hypotypose, chargée de « mettre les choses sous les yeux des auditeurs », non point d’une façon neutre, constative, mais en laissant à la représentation tout l’éclat du désir (cela faisait partie du discours vivement éclairé , aux cernes colorés : l’Illustrès Oratio). » Pour le spectateur du théâtre baroque, le monologue du fou fait alterner les visions d’ombre et de lumière, accumule les objets macabres et les formes agressives : ce ne sont que « pointes de feu », « traits de flammes », « rocher de flamme », « roc épouvantable », « fleuve de sang », accompagnés de « murmures confus » : le chaos de la conscience est celui de l’univers :


« Les astres déréglés pêle-mêle descendent

Leur clarté s’obscurcit et leurs globes se fendent »[6]




[1] Cité par Hocke dans son livre : Le Labyrinthe de l’art fantastique, p. 83.

[2] Selon l’expression de J . Rousset, La Littérature de l’âge baroque, p. 187.

[3] Les Investissements d’objets dans le vécu psychotique, Tome I : Hallucinations et réalité perceptive, p. 2.

[4] L’Effet de réel, Communications, 11, Le Vraisemblable.

[5] ( au sens « flaubertien » du mot).

[6] Crisante, Tragédie de Rotrou.

Suite

Début

La Splendeur des Amberson

Aucun commentaire:



>Contact : chamayoube@orange.fr