« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

La Folie dans le théâtre baroque français. 9 .

 



II – Le sens du texte :


Par l’intrusion de la folie, le danger (mais le danger est-il bien réel ?) est celui d’une perversion radicale des signes : un élément s’écarte et menace de faire basculer les autres dans un envers terrifiant ; la tension qui en résulte explique, dans les meilleurs cas, l’utilisation d’une mise en scène où les éléments du spectacle viennent à leur propre secours ; le spectacle dans le spectacle est en fait un spectacle au service du spectacle ; souvenons-nous du dernier acte de l’Hypocondriaque ; la pertinence doit être retrouvée ; la concession à l’irrationnel, au merveilleux, est mesurée ; le spectacle n’accepte pas le renversement[1]. La menace est illusoire, la fascination n’est qu’un jeu ; nous dramatisons lorsque nous parlons d’un « envers terrifiant » des signes ; ce qui se joue en fait, c’est l’absence de drame ; le texte des fantasmes des fous de théâtre est inoffensif.


-         Jamais la production de sens n’est menacée (à l’inverse de ce qui se produit pour la folie de fait) ; nous retrouvons ici la différence signalée en introduction, le « saut » qui sépare la folie, de l’œuvre.


-         Jamais le spectacle (l’ensemble de signes du système théâtral) n’est mis à nu dans le jeu de son « économie », ne bloque, par l’évidence de son fonctionnement, la production de sens sous forme de double illusoire de la « réalité » (ici s’inscrit la différence, après la ressemblance signalée en introduction, entre les œuvres sur la folie et celles dont on proclame l’auteur fou.


    Au milieu de cette « pertinence » générale des signes, les textes des délires « sensés » et théâtraux introduisent – sinon une menace réelle – du moins une altération, dont nous devons prendre la mesure.


 Revenons pour cela au texte du fantasme défini comme figure de la folie, et essayons de voir quelle est son originalité - le fantasme et le mensonge sont, de façon générale, des exemples privilégiés d’énoncés performatifs (énoncé qui sert à effectuer une action ; formuler un tel énoncé, c’est effectuer l’action) : « tout mensonge est nécessairement performatif. La parole feinte est à la fois récit et action »[2] . Le fait que la parole inadéquate soit un acte, c’est-à-dire qu’elle ne renvoie qu’à elle-même en tant qu’énoncé, ruine manifestement son objectivité ; ce que désigne le monologue du fou, c’est – à partir de sa naissance même – la puissance créatrice réelle du langage.


Considérons maintenant le langage théâtral dans sa généralité : sur la scène du théâtre, énoncer c’est produire, la parole théâtrale est essentiellement performative ; la mise en place d’une illusion représentative à laquelle tous les signes participent, masque cette vérité ; le texte du fantasme, pour qui sait le lire, rend évidente cette contradiction entre l’activité créatrice (l’apparition d’un espace textuel) et l’imitation.


Il la fait mieux apparaître (aussi parfaitement que le système de significations dans lequel il est pris le lui permet) lorsque l’absence de référent gagne les autres signes du spectacle : décors, éclairage, bruits…, lorsqu’un renversement qui intéresse tous les signes théâtraux se produit (et la hantise du référent est alors impuissante), lorsque le discours du fou n’est plus en contradiction avec ce que la « scène d’illusion » présente au spectateur ; c’est alors le spectacle tout entier qui ne renvoie plus qu’à lui-même.

-         « Le Songeur touche un objet de songe » [3] -


C’est en référence à ce qui est parlé par le fou, que l’action démente se développe ; Eraste, disant qu’il est en Enfer, saute sur le dos de son ami Cliton, qu’il appelle Caron, pour qu’il lui fasse traverser le fleuve des morts[4] ; Cardénio traverse en frémissant le torrent furieux charriant des blocs de glace, dont parle son délire, et qu’il affirme réel :


« Ne sont-ce point ici de fausses visions

Qui trompent mon esprit de ces illusions ?

Non ces objets sont vrais… » [5]


Ceci n’est-il pas, selon la belle expression de Jean Ricardou[6], le « mythe crypté » de la création théâtrale ( et aussi poétique : souvenons-nous des Visionnaires, pour lesquels tout sens était issu d’un texte et non de la réalité) ?




[1] Pour la tragédie, cette lutte n’existe pas ; la folie a un sens précis et se situe entre l’annonce du châtiment et la mort ; elle bénéficie de l’idée de fatalité.

Pour la comédie, la « permanence » que nous avons signalée, le renvoi continu à la fiction, est un garant suffisant.

[2] Tzvetan Todorov : Le Récit primitif, Tel Quel n°30. Il ajoute : « Le mensonge fait partie d’un cas plus général, qui est celui de toute parole inadéquate. On peut désigner ainsi le discours où un décalage visible s’opère entre la référence et le référent, entre la désignation et la dénotation. A côté du mensonge, on trouve aussi les erreurs, le fantasme, le fantastique. Dès qu’on prend conscience de ce type de discours, on s’aperçoit combien fragile est la conception selon laquelle la signification d’un discours est constituée par son référent. »

[3] Titre du chapitre VIII du Livre premier de L’Eve future, de Villiers de l’Isle-Adam.

[4][4] Mélite, Corneille.

[5] Les Folies de Cardenio, Pichou.

[6] La Naissance d’une déesse, Problèmes du nouveau roman, Editions du Seuil.

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