« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

La Folie dans le théâtre baroque français. 12 .

 



SAVOIRS

 

I-                  Sciences :


Le sage :


Tristan l’Hermite [1] parle ainsi du personnage principal de La Folie du Sage : « Cet homme que l’amas des sciences avait fait passer pour sage, et dont un imaginaire malheur (la mort supposée de sa fille) avait troublé le jugement, étale en cette rencontre toutes les images que sa mémoire peut lui fournir, et fait montre en ce lieu d’une savante folie » ; son savoir se défait, revient à l’état fragmentaire ; l’érudition dévoile son principe, l’addition des connaissances, leur thésaurisation, par de longues phrases énumératives ; énumération des philosophes dont l’enseignement lui paraît vain (11 vers), liste des procédés de la science médicale (12 vers), développements sur la nature de l’âme, questions inlassables faisant état des diverses théories… Son interrogation sur la nature de l’homme est suivie d’une réponse composée selon les mêmes principes stylistiques : successions de fragments, éléments juxtaposés ; l’homme est un « sujet merveilleux », un « miracle visible », un « chef d’œuvre de terre », un « pourceau par dedans », « un mixte composé de lumière et de fange » ; sa « superbe et frêle architecture » est à l’image de la nature (les os tenant lieu de pierre et de bois) ; il est un « petit univers » ; Ariste, isolé dans la folie du savoir, se dissout en s’énumérant ; la tentation de l’éparpillement est inséparable de la profusion du monde, la folie rend le macrocosme accueillant ; Ariane, que la douleur rend folle, veut disparaître :


         « Mais poursuivons de rang à ces cheveux épars,

         Que l’air, l’onde et les vents en emportent leur part,

         Que ce front déchiré demeure sans figure… »[2]



Le magicien :


         Le magicien est le monde, son principe vivant :


         « Oui tu vois en moi seule et le fer et la flamme

         Et la terre, et la mer, et l’enfer et les Cieux,

         Et le sceptre des rois, et la foudre des dieux. »

                            (Corneille, Médée, I. 5.)


         (dans la Médée de Sénèque[3], Médée s’écrie : « Je suis le fer et le feu ! Je suis la Terre et la mer et je porte la foudre.»)


         Parce que l’homme est composé des éléments du monde, la « nature esclave » agit au moindre commandement de celui qui sait : Ariste le pressent, Médée le prouve[4].

         Le pouvoir des démons est défini dans les mêmes termes que celui des magiciens :


         « Ténébreux habitants du royaume des Parques

         Démons dont le pouvoir a tant d’illustres marques

         Qui dissipez les vents, qui noircissez les airs

         Qui produisez la foudre et formez les éclairs. »[5]



Le poète, le poème :


         La Sappho de John Donne[6] est semblable à la magicienne :


         « S’il est vrai que chaque homme est abrégé du monde

         A quel nom ici-bas faut-il que tu répondes ? »


         Elle est frappée de la même impuissance :


         « Quand se plie à mes vers l’œuvre de la Nature

Je ne puis point plier à moi sa créature. »


Ce langage qui organise le monde est aussi celui de Matamore et de Dorante : à cause de la vanité d’un discours qu’aucun acte ne complète, ces faux- médiateurs sont ridicules.

Le poème théâtral est lui aussi un abrégé du monde :


« Ce mélangé livret est comme ce grand monde

Pour les quatre éléments, il a quatre sujets :

La guerre pour le feu, pour la terre la paix,

La piété pour l’Air, et les amours pour l’onde . »[7]


Tout ce qui existe est l’inlassable combinaison des mêmes éléments : les vagues de verre et d’argent de la mer de Tristan l’Hermite se brisent :


« En perles parmi les cailloux »,


Et non en éclats informes et hasardeux ; les « portraits » d’Arcimboldo sont aussi faits de fleurs, de fruits, de branches ; la bien-aimée est aussi un « être-paysage » :


« Ses lis sont effacés, ses œillets sont déteints,

Ses yeux sont des soleils, mais des soleils éteints. » [8]


La profusion des éléments n’est qu’un apparent désordre : « Le Ciel est tout semé d’étoiles ; l’Air et la Mer sont pleins d’oiseaux et de poissons ; la Terre a des animaux sauvages et domestiques ; des ruisseaux, des fontaines et des lacs ; des prés, des campagnes, des monts et des bois ; des fruits, des fleurs, des glaçons et de la neige ; des habitations, des champs cultivés ; des solitudes, des rochers et des précipices ; tout cela ne fait qu’un monde. »[9]. Le magicien et le poète ne font que rechercher cette « simplicité seconde »[10]. Le fou croit la posséder (Matamore) ou l’a perdue (Ariste) ; le magicien et le poète ne sont-ils pas fous à leur façon, puisqu’en fait leur langage ne renvoie qu’à lui-même, n’est qu’un acte de parole. (Une fois de plus, souvenons-nous des « Visionnaires ».



[1] Argument du quatrième acte de la pièce.

[2] Ariane ravie, A. Hardy.

[3]  Adaptation de J. Vauthier, Collection « Le Manteau d’Arlequin », N.R.F. Gallimard.

[4] Il est à remarquer que la volonté des hommes lui échappe :

    « Et je ne puis toucher la volonté des hommes » (III ; 3.).

[5] Rotrou, L’Innocente infidélité, V. 5.

[6] Epître héroïque ; de Sappho à Philénie, poèmes de John Donne. Traduction de J.Fusier et Yves Denis, N.R.F. Gallimard, p. 82.

[7] Esprit Aubert : Quatrain dédicatoire à Tyr et Sidon de jean de Schélandre.

[8] Rotrou, La Belle Alphrède, III. 2.

[9] Georges de Scudéry, Préface à Alaric ou la Rome vaincue. Le poète ajoute que la même profusion se retrouve dans son épopée mais que « l’unité ne laisse pas d’être en la fable comme au monde, si elle est faite selon les règles de l’art. »

[10]  Selon l’expression d’Yves Bonnefoy, Un rêve fait à Mantoue.


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