SAVOIRS
I-
Sciences :
Le sage :
Tristan l’Hermite [1]
parle ainsi du personnage principal de La Folie du Sage : « Cet
homme que l’amas des sciences avait fait passer pour sage, et dont un
imaginaire malheur (la mort supposée de sa fille) avait troublé le jugement,
étale en cette rencontre toutes les images que sa mémoire peut lui fournir, et
fait montre en ce lieu d’une savante folie » ; son savoir se
défait, revient à l’état fragmentaire ; l’érudition dévoile son principe,
l’addition des connaissances, leur thésaurisation, par de longues phrases
énumératives ; énumération des philosophes dont l’enseignement lui paraît
vain (11 vers), liste des procédés de la science médicale (12 vers),
développements sur la nature de l’âme, questions inlassables faisant état des
diverses théories… Son interrogation sur la nature de l’homme est suivie d’une
réponse composée selon les mêmes principes stylistiques : successions de
fragments, éléments juxtaposés ; l’homme est un « sujet
merveilleux », un « miracle visible », un « chef
d’œuvre de terre », un « pourceau par dedans »,
« un mixte composé de lumière et de fange » ; sa « superbe
et frêle architecture » est à l’image de la nature (les os tenant lieu
de pierre et de bois) ; il est un « petit univers » ;
Ariste, isolé dans la folie du savoir, se dissout en s’énumérant ; la
tentation de l’éparpillement est inséparable de la profusion du monde, la folie
rend le macrocosme accueillant ; Ariane, que la douleur rend folle, veut
disparaître :
« Mais
poursuivons de rang à ces cheveux épars,
Que l’air,
l’onde et les vents en emportent leur part,
Que ce front
déchiré demeure sans figure… »[2]
Le magicien :
Le magicien est
le monde, son principe vivant :
« Oui
tu vois en moi seule et le fer et la flamme
Et la terre, et
la mer, et l’enfer et les Cieux,
Et le sceptre
des rois, et la foudre des dieux. »
(Corneille, Médée, I. 5.)
(dans la Médée
de Sénèque[3], Médée
s’écrie : « Je suis le fer et le feu ! Je suis la Terre et la
mer et je porte la foudre.»)
Parce que l’homme est composé des
éléments du monde, la « nature esclave » agit au moindre commandement
de celui qui sait : Ariste le pressent, Médée le prouve[4].
Le pouvoir des
démons est défini dans les mêmes termes que celui des magiciens :
« Ténébreux
habitants du royaume des Parques
Démons dont le
pouvoir a tant d’illustres marques
Qui dissipez
les vents, qui noircissez les airs
Qui produisez
la foudre et formez les éclairs. »[5]
Le poète, le poème :
La Sappho de
John Donne[6]
est semblable à la magicienne :
« S’il
est vrai que chaque homme est abrégé du monde
A quel nom
ici-bas faut-il que tu répondes ? »
Elle est
frappée de la même impuissance :
« Quand
se plie à mes vers l’œuvre de la Nature
Je ne puis point plier à moi sa
créature. »
Ce langage qui organise le monde est
aussi celui de Matamore et de Dorante : à cause de la vanité d’un discours
qu’aucun acte ne complète, ces faux- médiateurs sont ridicules.
Le poème théâtral est lui aussi un
abrégé du monde :
« Ce mélangé livret est comme ce
grand monde
Pour les quatre éléments, il a quatre
sujets :
La guerre pour le feu, pour la terre
la paix,
La piété pour l’Air, et les amours
pour l’onde . »[7]
Tout ce qui existe est l’inlassable combinaison des mêmes éléments : les
vagues de verre et d’argent de la mer de Tristan l’Hermite se
brisent :
« En perles parmi les
cailloux »,
Et non en éclats informes et
hasardeux ; les « portraits » d’Arcimboldo sont aussi faits de
fleurs, de fruits, de branches ; la bien-aimée est aussi un
« être-paysage » :
« Ses lis sont effacés, ses
œillets sont déteints,
Ses yeux sont des soleils, mais des
soleils éteints. » [8]
La profusion des éléments n’est qu’un
apparent désordre : « Le Ciel est tout semé d’étoiles ; l’Air
et la Mer sont pleins d’oiseaux et de poissons ; la Terre a des animaux
sauvages et domestiques ; des ruisseaux, des fontaines et des lacs ;
des prés, des campagnes, des monts et des bois ; des fruits, des fleurs,
des glaçons et de la neige ; des habitations, des champs cultivés ;
des solitudes, des rochers et des précipices ; tout cela ne fait qu’un
monde. »[9].
Le magicien et le poète ne font que rechercher cette « simplicité
seconde »[10].
Le fou croit la posséder (Matamore) ou l’a perdue (Ariste) ; le
magicien et le poète ne sont-ils pas fous à leur façon, puisqu’en fait
leur langage ne renvoie qu’à lui-même, n’est qu’un acte de parole. (Une fois de
plus, souvenons-nous des « Visionnaires ».
[1] Argument
du quatrième acte de la pièce.
[2] Ariane
ravie, A. Hardy.
[3] Adaptation de J. Vauthier, Collection
« Le Manteau d’Arlequin », N.R.F. Gallimard.
[4] Il est à
remarquer que la volonté des hommes lui échappe :
« Et
je ne puis toucher la volonté des hommes » (III ; 3.).
[5] Rotrou, L’Innocente
infidélité, V. 5.
[6] Epître
héroïque ; de Sappho à Philénie, poèmes de John Donne. Traduction de
J.Fusier et Yves Denis, N.R.F. Gallimard, p. 82.
[7] Esprit
Aubert : Quatrain dédicatoire à Tyr et Sidon de jean de
Schélandre.
[8] Rotrou, La
Belle Alphrède, III. 2.
[9]
Georges de Scudéry, Préface à Alaric ou la Rome vaincue. Le poète
ajoute que la même profusion se retrouve dans son épopée mais que « l’unité
ne laisse pas d’être en la fable comme au monde, si elle est faite selon les
règles de l’art. »
[10] Selon l’expression d’Yves Bonnefoy, Un
rêve fait à Mantoue.
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