LE RENFERMEMENT / L’EXCLUSION
I-Présence :
« Ces
huttes d’insensés, ces petits logements »
(Beys, Les Illustres fous, I,
2).
Nous
considérons ici quatre pièces qui se regroupent deux à deux :
-
L’Hôpital des fous (1635) et Les Illustres fous (1639), de Beys,
-
Le Fou raisonnable (1664) et Les Fous divertissants (1681) de Raymond Poisson.
Toutes les quatre sont consacrées à a
folie , et l’originalité de trois d’entre elles est de nous présenter les
fous enfermés et non plus en liberté parmi les personnages du théâtre[1].
Deux d’entre elles sont contemporaines de celles de Rotrou et de Desmarets, les
deux autres se situent en pleine époque « classique », moment où il
sembler que la folie soit surtout représentée sous la forme du renfermement, et
encore les exemples sont rares).
Les
Illustres fous, de Beys, est la forme achevée de L’Hôpital des fous (dans
laquelle on trouve une superposition significative entre l’hôpital et
l’enfer : le personnage qui feint la folie traitant les gardiens de « démons »
au sens propre du terme).
Considérons les deux pièces les plus
achevées : Les Illustres fous (Beys) et Les Fous divertissants (Poisson) ;
elles sont construites sur le même schéma :
-
D’une
part : des personnages « normaux », habitant la ville,
-
D’autre
part : les fous, habitant l’hôpital.
-
Un
médiateur entre les deux mondes : le concierge de l’hôpital.
-
L’amour
empêché détermine le rapprochement entre les personnages « libres »
et ceux qui sont enfermés.
Exemple 1 : Les Illustres fous :
l’amoureux
retrouve à l’hôpital celle qu’il aime, devenue folle de douleur car elle le
croyait mort ; après un évanouissement, elle recouvre la raison.
L’amoureux feint la folie – se croit aux enfers et appelle le concierge Minos –
pour rester près d’elle et l’aider à s’enfuir de l’hôpital ; le stratagème
réussit ; plusieurs intrigues secondaires – variations sur des données
semblables – se greffent sur celle-ci.
Exemple 2 : Les Fous divertissants :
Angélique refuse d’épouser M.Grognard, concierge des
« Petites-maisons », où elle séjourne ; pour voir Léandre,
qu’elle aime, elle lui demande de feindre la folie, de se faire enfermer et de
faire échouer le projet sentimental : la « feinte » réussit.[2]
Les fous enfermés dans l’hôpital –
nous sommes prévenus par les titres – sont illustres et divertissant ; il
y a des « savants de Salamanque » gâtés par l’Etude, ce qui nous vaut
une
première superposition :
l’hôpital est aussi l’Académie :
« Je tiens des beaux esprits la
grande Académie. »[3]
L’alchimiste, l’astrologue, le
joueur, le poète, le comédien, le musicien (Orphée et les enfers), le
philosophe, sont aussi représentés dans Les Illustres fous.
Deuxième superposition :
Hôpital des fous, hôpital des
filous : des joueurs endettés sont enfermés avec les fous et le concierge
prévoit l’entrée à l’hôpital de « filles débauchées ».
Troisième superposition :
l’Hôpital – la ville :
« Puisqu’en ce lieu public, nos
meilleurs habitants
Sont presque tous venus loger de
temps en temps,
Et qu’en mille façons leur esprit
imbécile,
Fait de cet hôpital une assez grande
ville,
Il faudrait démolir leurs superbes
maisons
Et de ce grand débris faire ici des
prisons,
Puisqu’ils sont tous ici, de leurs
maisons désertes,
Le débris important réparerait nos
pertes. »
( Les Illustres fous, I, 2)
Le
concierge, dans sa folie – car on s’aperçoit qu’il est fou, et fous des folies
réunies de ses pensionnaires – ne parle qu’en termes d’hôpital et
d’enfermement.
Quatrième superposition :
l’hôpital est un théâtre, le monde
est un théâtre.
Dès le début de la pièce, l’hôpital
est défini comme un lieu de divertissement :
« Allons nous divertir dedans
cet hôpital »[4].
Certains fous font des « vers
assez bons » et des « pièces morales » :
« Le Concierge :
Entr’autres nous avons une
pièce avancée,
Non, tout est achevé…
Le Valet :
Comment la nommez-vous ?
Le Concierge :
« L’Hôpital des Savants »
ou « Les Illustres fous » (I,
2).
Il est remarquable que la pièce
soi-disant écrite par un fou, porte le titre (et l’on peut penser qu’elles ne
font qu’un) de la pièce de Beys ; ceci nous renvoie aux rapports de
l’œuvre et de la folie et aux jeux multiples de la réalité et de la fiction.
Un syllogisme imparfait et réversible
se dégage spontanément : l’hôpital est un théâtre, le théâtre est un
abrégé du monde, l’hôpital est un abrégé du monde ; l’hôpital = le monde =
le théâtre = le monde, etc.
La « pièce » attribuée au
fou respecte l’analogie fondamentale (théâtre/monde, monde/théâtre) et la
théorie de l’œuvre comme transcription d’une réalité et d’un sens
extérieurs à elle :
« Etant imitateur de toute la
nature,
Ils doivent avoir peint tous les être
divers
Que la nature étale en ce grand
univers ;
Et comme la terre est un vaste
échafaudage
Où chacun dit son rôle et fait son
personnage,
Pour la représenter ils ont dû faire
un choix
De ce qui peut servir les bergers et
les rois,
Afin que leur théâtre où tant de
peuple abonde
Puisse être l’abrégé du théâtre du
monde. » [5]
Cinquième superposition :
L’Hôpital – Le palais des romans de chevalerie :
L’Hôpital, à cause de l’habileté que
l’on prête à ses pensionnaires, devient un lieu extraordinaire et
magique :
« Je pense être dans l’un des
palais enchantés
Que l’auteur d’Amadis a autrefois
vantés. » (I,
3).
Tout prestige disparaît avec Les
Fous divertissants de Raymond Poisson .
Sixième superposition :
l’Hôpital – ménagerie – « Portez
la paille aux fous » .
On y retrouve des échantillons de
folies désormais conventionnels : amoureux transis, poètes, musiciens,
chanteurs, et trois folles héroïques se prenant respectivement pour Cléopâtre,
Porcie et Lucrèce. L’invention laisse la place au mécanisme et à la
platitude ; les fous ne sont plus l’objet que d’un mépris auquel se mêle
une curiosité naïve ; plus que ridicules, ils sont incongrus. Ils ne
sortent de leurs loges que pour donner un spectacle : théâtre, chants,
danses et ballets sans éclat ; la folie théâtrale est réduite à son état
le plus nu : stratagème et divertissement.
[1]
L’Hôpital est absent du Fou raisonnable.
[2]
Dans Le Fou raisonnable (pièce en un acte de Poisson), l’hôpital n’est
pas représenté mais la structure est la même ; Don Pèdre, amoureux d’une
fille « promise », feint d’être fou afin de pouvoir se trouver près
d’elle sans éveiller des soupçons de galanterie ; le stratagème
réussit ; Don Pèdre brise le mariage projeté et épouse celle qu’il aime.
[3] Le
Concierge des Illustres fous.
[4] « Mais
on rit des effets de cette maladie
Et l’on vient en ce lieu comme à la comédie ».
(I, 4).
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