« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

La Folie dans le théâtre baroque français. 14.

 



LE RENFERMEMENT / L’EXCLUSION

 

I-Présence :


         « Ces huttes d’insensés, ces petits logements »

                                               (Beys, Les Illustres fous, I, 2).


         Nous considérons ici quatre pièces qui se regroupent deux à deux :


-         L’Hôpital des fous (1635) et Les Illustres fous (1639), de Beys,


-         Le Fou raisonnable (1664) et Les Fous divertissants (1681) de Raymond Poisson.


Toutes les quatre sont consacrées à a folie , et l’originalité de trois d’entre elles est de nous présenter les fous enfermés et non plus en liberté parmi les personnages du théâtre[1]. Deux d’entre elles sont contemporaines de celles de Rotrou et de Desmarets, les deux autres se situent en pleine époque « classique », moment où il sembler que la folie soit surtout représentée sous la forme du renfermement, et encore les exemples sont rares).


         Les Illustres fous, de Beys, est la forme achevée de L’Hôpital des fous (dans laquelle on trouve une superposition significative entre l’hôpital et l’enfer : le personnage qui feint la folie traitant les gardiens de « démons » au sens propre du terme).


         Considérons les deux pièces les plus achevées : Les Illustres fous (Beys) et Les Fous divertissants (Poisson) ; elles sont construites sur le même schéma :


-         D’une part : des personnages « normaux », habitant la ville,


-         D’autre part : les fous, habitant l’hôpital.


-         Un médiateur entre les deux mondes : le concierge de l’hôpital.


-         L’amour empêché détermine le rapprochement entre les personnages « libres » et ceux qui sont enfermés.


Exemple 1 : Les Illustres fous : 


l’amoureux retrouve à l’hôpital celle qu’il aime, devenue folle de douleur car elle le croyait mort ; après un évanouissement, elle recouvre la raison. L’amoureux feint la folie – se croit aux enfers et appelle le concierge Minos – pour rester près d’elle et l’aider à s’enfuir de l’hôpital ; le stratagème réussit ; plusieurs intrigues secondaires – variations sur des données semblables – se greffent sur celle-ci.


Exemple 2 : Les Fous divertissants : 


Angélique refuse d’épouser M.Grognard, concierge des « Petites-maisons », où elle séjourne ; pour voir Léandre, qu’elle aime, elle lui demande de feindre la folie, de se faire enfermer et de faire échouer le projet sentimental : la « feinte » réussit.[2]


Les fous enfermés dans l’hôpital – nous sommes prévenus par les titres – sont illustres et divertissant ; il y a des « savants de Salamanque » gâtés par l’Etude, ce qui nous vaut une


première superposition : 


l’hôpital est aussi l’Académie :


« Je tiens des beaux esprits la grande Académie. »[3]


L’alchimiste, l’astrologue, le joueur, le poète, le comédien, le musicien (Orphée et les enfers), le philosophe, sont aussi représentés dans Les Illustres fous.


Deuxième superposition : 


Hôpital des fous, hôpital des filous : des joueurs endettés sont enfermés avec les fous et le concierge prévoit l’entrée à l’hôpital de « filles débauchées ».


Troisième superposition : 


l’Hôpital – la ville :


« Puisqu’en ce lieu public, nos meilleurs habitants

Sont presque tous venus loger de temps en temps,

Et qu’en mille façons leur esprit imbécile,

Fait de cet hôpital une assez grande ville,

Il faudrait démolir leurs superbes maisons

Et de ce grand débris faire ici des prisons,

Puisqu’ils sont tous ici, de leurs maisons désertes,

Le débris important réparerait nos pertes. »

                                      ( Les Illustres fous, I, 2)


         Le concierge, dans sa folie – car on s’aperçoit qu’il est fou, et fous des folies réunies de ses pensionnaires – ne parle qu’en termes d’hôpital et d’enfermement.


Quatrième superposition : 


l’hôpital est un théâtre, le monde est un théâtre.

Dès le début de la pièce, l’hôpital est défini comme un lieu de divertissement :


« Allons nous divertir dedans cet hôpital »[4].


Certains fous font des « vers assez bons » et des « pièces morales » :


« Le Concierge :


 Entr’autres nous avons une pièce avancée,

Non, tout est achevé…


Le Valet :


Comment la nommez-vous ?


Le Concierge :


« L’Hôpital des Savants » ou « Les Illustres fous » (I, 2).


Il est remarquable que la pièce soi-disant écrite par un fou, porte le titre (et l’on peut penser qu’elles ne font qu’un) de la pièce de Beys ; ceci nous renvoie aux rapports de l’œuvre et de la folie et aux jeux multiples de la réalité et de la fiction.

Un syllogisme imparfait et réversible se dégage spontanément : l’hôpital est un théâtre, le théâtre est un abrégé du monde, l’hôpital est un abrégé du monde ; l’hôpital = le monde = le théâtre = le monde, etc.

La « pièce » attribuée au fou respecte l’analogie fondamentale (théâtre/monde, monde/théâtre) et la théorie de l’œuvre comme transcription d’une réalité et d’un sens extérieurs à elle :


« Etant imitateur de toute la nature,

Ils doivent avoir peint tous les être divers

Que la nature étale en ce grand univers ;

Et comme la terre est un vaste échafaudage

Où chacun dit son rôle et fait son personnage,

Pour la représenter ils ont dû faire un choix

De ce qui peut servir les bergers et les rois,

Afin que leur théâtre où tant de peuple abonde

Puisse être l’abrégé du théâtre du monde. » [5]


Cinquième superposition : 


L’Hôpital – Le palais des romans de chevalerie :


L’Hôpital, à cause de l’habileté que l’on prête à ses pensionnaires, devient un lieu extraordinaire et magique :


« Je pense être dans l’un des palais enchantés

Que l’auteur d’Amadis a autrefois vantés. » (I, 3).


Tout prestige disparaît avec Les Fous divertissants de Raymond Poisson .


Sixième superposition : 


l’Hôpital – ménagerie – « Portez la paille aux fous » .


On y retrouve des échantillons de folies désormais conventionnels : amoureux transis, poètes, musiciens, chanteurs, et trois folles héroïques se prenant respectivement pour Cléopâtre, Porcie et Lucrèce. L’invention laisse la place au mécanisme et à la platitude ; les fous ne sont plus l’objet que d’un mépris auquel se mêle une curiosité naïve ; plus que ridicules, ils sont incongrus. Ils ne sortent de leurs loges que pour donner un spectacle : théâtre, chants, danses et ballets sans éclat ; la folie théâtrale est réduite à son état le plus nu : stratagème et divertissement.



[1] L’Hôpital est absent du Fou raisonnable.

[2] Dans Le Fou raisonnable (pièce en un acte de Poisson), l’hôpital n’est pas représenté mais la structure est la même ; Don Pèdre, amoureux d’une fille « promise », feint d’être fou afin de pouvoir se trouver près d’elle sans éveiller des soupçons de galanterie ; le stratagème réussit ; Don Pèdre brise le mariage projeté et épouse celle qu’il aime.

[3] Le Concierge des Illustres fous.

[4] « Mais on rit des effets de cette maladie

Et l’on vient en ce lieu comme à la comédie ». (I, 4).

[5] Les Illustres fous, IV, 5.

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