« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

La Folie dans le théâtre baroque français. 10.

 

 

 

III -    Un exemple privilégié : les Enfers.


« Tant qu’il y aura des hommes, il y aura des fous, et tant qu’il y aura des fous, il y aura des dieux, un paradis, des enfers… » Marquis de Sade.


                   L’Enfer a une triple fonction :


-         Il aide les entreprises criminelles ou l’accomplissement des vengeances. Dans Clitandre, de Corneille, Pymante, « furieux », demande l’aide des Enfers et de ses barbaries, pour accomplir le noir dessein né d’un « sanglant désespoir ».


-         C’est le lieu où l’on recherche les morts : Eraste (dans Mélite), pense que sa folie ne lui ouvre la terre que pour lui permettre d’aller expier son crime aux pieds de ses victimes ; le héros criminel et fou peut retrouver aux Enfers la femme qu’il aime (variation sur le mythe d’Orphée).


-         C’est un refuge dont les tortures, pourtant atroces, le sont moins que les souffrances « réellement » éprouvées.


L’Enfer est celui de la mythologie gréco-latine ; l’imagination s’exerce sur ce lieu maudit, origine du mal, de la folie, du mensonge[1] ; la plupart des fous, pendant les accès les plus forts, se croient aux Enfers :


« Je vois couler sous moi le noir fleuve des morts :

Partout je vois l’Enfer et partout les Mégères

Hérissent contre moi leurs noirs crins de vipères. »

    (Crisante, Rotrou IV. 1) 


Inlassablement composé, l’Enfer est gouffre, caverne, cachot voûté, nuit embrasée, salle de torture ; ses cachots ardents sont peuplés de serpents et de larves, embarrassés de jougs, d’entraves, de fouets, de chaînes et de fers ; Jean de Schélandre (Tyr et Sidon) le présente à la fois comme une maison (« l’horrible portail de l’Erèbe voûté »), comme un gouffre (les « vapeurs de son gouffre béant »), comme un lac (« bouillons soufrés de la sanglante mare ») ; les Furies et leurs chevelures hérissées de serpents, de la Médée de Sénèque, armées de traits de flamme et de torches ensanglantées, se retrouvent dans celle de Corneille (« La troupe savante en noires barbaries »), ainsi que, ailleurs, l’antique peuple fantastique : Tisiphone, Mégère, Alecton, Caron, Pluton, Minos, Proserpine, les Titans et le chien Cerbère.


-         « Si le diable n’est à la fin que notre folie… »Georges Bataille[2].

Où situer ce lieu imaginaire ? Quel est son espace propre ? En soi :


« Et si l’enfer est fable au centre de la terre

             Il est vrai en mon sein. » (Malherbe)


Nous retrouvons la vertu de l’hyperbole :


« Cet enfer de tourments qui m’anime le corps .» 

(Jean de Schélandre, Tyr et Sidon, V. 2.).


Ou encore :


« Si je porte en mon sein de quoi me satisfaire

Et si j’ai là-dedans sa Parque et son Cerbère… » 

(Crisante, Rotrou, II. 2.)


Une superposition s’opère entre l’extérieur et l’intérieur, qui aboutit à une identité :


« Je me suis un démon, un enfer, une peste… » 

(Tyr et Sidon, IV. 1.)


On parle alors des « cachots de l’humaine pensée »[3], mais cette analogie entre l’imagination et les visions qu’elle forme est une analogie fausse, une simple métaphore.


Le lieu imaginaire n’existe que dans la mesure où il est parlé ; son espace est celui du texte qui l’affirme ; la signification de l’enfer n’est que le sens porté par nos paroles (nous retrouvons ici la transgression première du langage, sa différence radicale et les méandres de son déploiement) ; par démence, par pratique magique ou religion, l’enfer est considéré comme l’origine effrayante du mal, du mensonge, des fantasmes, des persécutions et des tortures, alors que le replâtrage d’un mythe est sa seule existence possible, qu’il n’est qu’une façon particulière qu’a la folie – prise dans le vaste réseau des significations littéraires – de se dire.



[1] « Ce prodige incroyable est une menterie

Qui nous vient de l’Enfer, qu’inspire une Furie . »

La contradiction est la suivante : les personnages font de l’Enfer le lieu d’origine du mensonge, alors que c’est la parole inadéquate qui se crée une origine mythique, qui parle des Enfers et les fait exister.

[2] Les Larmes d’Eros (extrait), Tel Quel n°5.

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