III - Un exemple privilégié : les Enfers.
« Tant qu’il y aura des hommes, il y aura des fous, et
tant qu’il y aura des fous, il y aura des dieux, un paradis, des enfers… »
Marquis de Sade.
L’Enfer
a une triple fonction :
-
Il
aide les entreprises criminelles ou l’accomplissement des vengeances. Dans Clitandre,
de Corneille, Pymante, « furieux », demande l’aide des Enfers et de
ses barbaries, pour accomplir le noir dessein né d’un « sanglant
désespoir ».
-
C’est
le lieu où l’on recherche les morts : Eraste (dans Mélite), pense
que sa folie ne lui ouvre la terre que pour lui permettre d’aller expier son
crime aux pieds de ses victimes ; le héros criminel et fou peut retrouver
aux Enfers la femme qu’il aime (variation sur le mythe d’Orphée).
-
C’est
un refuge dont les tortures, pourtant atroces, le sont moins que les
souffrances « réellement » éprouvées.
L’Enfer est celui de la mythologie
gréco-latine ; l’imagination s’exerce sur ce lieu maudit, origine du mal,
de la folie, du mensonge[1] ;
la plupart des fous, pendant les accès les plus forts, se croient aux
Enfers :
« Je vois couler sous moi le
noir fleuve des morts :
Partout je vois l’Enfer et partout
les Mégères
Hérissent contre moi leurs noirs
crins de vipères. »
(Crisante,
Rotrou IV. 1)
Inlassablement composé, l’Enfer est
gouffre, caverne, cachot voûté, nuit embrasée, salle de torture ; ses
cachots ardents sont peuplés de serpents et de larves, embarrassés de jougs,
d’entraves, de fouets, de chaînes et de fers ; Jean de Schélandre (Tyr
et Sidon) le présente à la fois comme une maison (« l’horrible
portail de l’Erèbe voûté »), comme un gouffre (les « vapeurs
de son gouffre béant »), comme un lac (« bouillons soufrés de
la sanglante mare ») ; les Furies et leurs chevelures hérissées
de serpents, de la Médée de Sénèque, armées de traits de flamme et de
torches ensanglantées, se retrouvent dans celle de Corneille (« La
troupe savante en noires barbaries »), ainsi que, ailleurs, l’antique
peuple fantastique : Tisiphone, Mégère, Alecton, Caron, Pluton, Minos,
Proserpine, les Titans et le chien Cerbère.
- « Si le diable n’est à la fin que notre folie… », Georges Bataille[2].
Où situer ce lieu imaginaire ? Quel est son espace propre ? En soi :
« Et
si l’enfer est fable au centre de la terre
Il est vrai en mon sein. » (Malherbe)
Nous retrouvons la vertu de
l’hyperbole :
« Cet enfer de tourments qui m’anime le corps .»
(Jean de Schélandre, Tyr et Sidon,
V. 2.).
Ou encore :
« Si
je porte en mon sein de quoi me satisfaire
Et si j’ai là-dedans sa Parque et son Cerbère… »
(Crisante, Rotrou, II. 2.)
Une superposition s’opère entre
l’extérieur et l’intérieur, qui aboutit à une identité :
« Je me suis un démon, un enfer, une peste… »
(Tyr et Sidon, IV. 1.)
On parle alors des « cachots
de l’humaine pensée »[3],
mais cette analogie entre l’imagination et les visions qu’elle forme est une
analogie fausse, une simple métaphore.
Le lieu imaginaire n’existe que dans
la mesure où il est parlé ; son espace est celui du texte qui
l’affirme ; la signification de l’enfer n’est que le sens porté par nos
paroles (nous retrouvons ici la transgression première du langage, sa
différence radicale et les méandres de son déploiement) ; par démence, par
pratique magique ou religion, l’enfer est considéré comme l’origine effrayante
du mal, du mensonge, des fantasmes, des persécutions et des tortures, alors que
le replâtrage d’un mythe est sa seule existence possible, qu’il n’est qu’une
façon particulière qu’a la folie – prise dans le vaste réseau des
significations littéraires – de se dire.
[1] « Ce
prodige incroyable est une menterie
Qui nous vient de l’Enfer, qu’inspire une
Furie . »
La contradiction est la suivante : les
personnages font de l’Enfer le lieu d’origine du mensonge, alors que c’est la
parole inadéquate qui se crée une origine mythique, qui parle des Enfers et les
fait exister.
[2] Les
Larmes d’Eros (extrait), Tel Quel n°5.
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