CONCLUSION
« Ecrire dans
le seul but de détruire incessamment les règles, les croyances qui cachent
l’écriture du désir.
Ecrire non pour exprimer ou représenter (sinon c’est la chaîne de la
superstition, des « causes », la « littérature » au sens
névrotique, c’est-à-dire qui prétend toujours se référer à un monde réel ou
imaginaire extérieur à elle, à une vérité qui la doublerait, à un sens qui la
précèderait), mais pour détruire à la fois la vertu et le vice, leur
complicité… » Philippe Sollers[1].
Ce recueil incomplet et fictif des
histoires de la folie du théâtre préclassique français, après avoir signalé la
transgression et le saut premiers, la différence, que constitue l’apparition du
langage littéraire (qui annule l’opposition folie/raison), s’organise autour de
quatre centres visibles :
-
La
folie et le réseau implicite des formes dramatiques (qui infléchit, et même
crée, son sens).
-
Le
monologue des fous de théâtre (la définition de leur langage) et sa fonction
spectaculaire.
-
Deux
rapports différents entre l’homme et le monde, les signes et les principes, la
littérature et la névrose, le texte et le contexte.
-
-
Un certain terrorisme du renfermement et de l’exclusion, et le constat d’une
permanence des signes baroques de la folie.
Reprenons-les
pour finir en essayant de les approcher davantage du vrai centre de notre
propos.
L’inévitable
infléchissement du sens par les lois du texte (et réciproquement) fait que la
folie est prise dans les significations, les fonctions, des différents genres
dramatiques qui sont les formes particulières d’un unique souci de
« représentation » (tout est conçu en fonction de cette idée
latente : la scène éclairée est une fenêtre ouverte sur le monde – ici se
superpose l’image de la « perversion » dénoncée par Artaud dans une
lettre à Benjamin Crémieux[2] :
« On peut très bien continuer à concevoir un théâtre basé sur la
prépondérance du texte, et sur un texte de plus en plus verbal, diffus et
assommant auquel l’esthétique de la scène serait soumise. Mais cette conception
qui consiste à faire asseoir des personnages sur un certain nombre de chaises
ou de fauteuils placés en rang et à raconter des histoires, si merveilleuses
soient-elles, n’est peut-être pas la négation absolue du théâtre… elle en
serait plutôt la perversion. » ; ce qu’il appelle le
théâtre de la cruauté n’est pas la représentation continuée mais l’imitation
détruite) ; la présence de la folie est malgré tout scandaleuse : le
texte du fantasme manifeste la non-existence du « double » extérieur.
Le privilège de ces histoires théâtrales de la folie est double :
privilège du baroque de manifester une épaisseur, une complication formelles
qui font apparaître des lois textuelles irréductibles à d’autres, privilège de
la présence de la « folie » de manifester le sens caché de la
pratique et de la production littéraire par ce renvoi incessant au texte (pris
ici dans le sens de « spectacle »). Double autonomie à partir de
laquelle toute subversion est possible.
Nous avons
établi une première distinction entre la folie de fait et la littérature qui
doit toujours être considérée à partir de son texte ; le première
rupture se situe donc entre une volonté de reproduire la folie et une
impossibilité qui sous-tend (en même temps qu’elle l’oblige) un renvoi au
texte. La deuxième distinction se situe entre les œuvres dites « de la
folie » et celles sur la folie ; la rupture se fait ici
entre la production d’un sens qui paraît autonome et qui
« représente » la « réalité extérieure », et la mise à nu
du fonctionnement d’un texte, autrement dit entre transcription et inscription.
La troisième distinction est celle qui, à l’intérieur des œuvres sur la folie
(caractérisées par la production d’un sens continu – et « clair »,
non-brouillé) nous permet de séparer les éléments qui accréditent la volonté de
« représentation » de ceux qui la ruinent ; c’est ainsi que le
texte du fantasme est un élément contradictoire, ne renvoie qu’à son énoncé,
nous ramène à cette priorité de la parole théâtrale, qu’un surcroît d’analyse
nous permet d’affirmer en général, à
une valeur exemplaire analogue au redoublement des formes.
La
contradiction baroque des formes s’atténue sans disparaître lors d’un nouvel
effleurement du sens de la démence, du surgissement plus discret et diffus de
l’extravagance et de l’angoisse, qui ont-elles aussi besoin de tout le
déroulement de la pièce pour se manifester et se résoudre.
Dressons ici
l’appareil des thèmes secondaires : inconstance, folie amoureuse, peur de
la nuit, illusion et doute - magie, métamorphose, poison, cataclysme, dédales,
grottes, cachots – rejoignent les signes principaux de la folie radicale, bien
que le merveilleux de pacotille de ce théâtre ne soit que l’écho affaibli d’un
vaste symbolisme perdu : « Le Merveilleux, c’est-à-dire la poésie,
le feu, les signes, le soleil, la peur, les régions du ciel, les chutes
d’esprits, la sphère en feu de l’âme, les courants de la mort, les amulettes
ardentes, tout e la Magie et toute la fable, et la Magie courant sous la
fable. »[3] . La grande folie magique, qui est « une
transplantation hors essence mais dans les gouffres de l’intérieur
extérieur », comme l’écrit Artaud à propos de la folie de Nerval[4]
(« Les gouffres de l’intérieur extérieur » c’est-à-dire « la
vie…typifiée en symboles et en allégories d’êtres »), est
affadie ; il en reste ce déchirement entre l’intérieur et l’extérieur,
entre les signes et les principes, qui est celui de toute névrose, de toute
idéologie.
Nouveau sens de
cette opposition intérieur/extérieur : croire que la littérature doit se
référer à un « extérieur » qui lui donne son sens, qu’elle est le
double illusoire du « réel », n’est-ce pas entretenir sa folie?[5]
La folie d’une littérature qui ne pense pas ses mots, d’un exercice qui ne
pense pas ses propres conditions, cette perversion étant un nouveau degré du
silence (non plus le discours du manque, mais le manque du discours),
l’inévitable part d’impensé; la présence reconnue de ce silence et de cette
perversion, n’empêche pas de savoir que le texte est une inscription, non pas
une transcription, et qu’il nous oblige à une nouvelle lecture.
[1][1]
Sade dans le texte, Tel Quel n° 28.
[2] Cité par Jacques Derrida, Le Théâtre de la
cruauté et la clôture de la représentation, p. 348, L’Ecriture et la
différence.
[3] . Antonin
Artaud, Dossier d’Héliogabale, Œuvres complètes, T. VII, NRF Gallimard, p.
324.
[4]
Sur les Chimères, Tel Quel n°22
[5] C’est ici que l’évocation d’une expérience
« moderne » des rapports de la folie et de la littérature (de la
folie de la littérature), liée à la contestation du signe – qui double le
commentaire s’appliquant au théâtre baroque – prend tout son sens, les textes
cités de Sade, Lautréamont, Artaud, Bataille ( Blanchot, Foucault, Derrida,
Sollers) ne sont pas des ornements.
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