« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

"Il manque un morceau vert au-dessus du rêveur" épisode 2

PREMIERE PARTIE




I

En fait, la fin aussi est un hommage à Renoir mais cela, bien sûr, n'est pas dit; les deux personnages s'éloignent, s'enfoncent dans le paysage
enneigé - d'une blancheur de papier, d'écran - ou plus exactement (même si l'exactitude, ici, importe peu) rapetissent, devenant deux idéogrammes mobiles dont la disparition tendancielle est interrompue par les trois lettres rouges et fixes du mot

"FIN"

La spectaculaire mise en exergue initiale

("La Marseillaise")

a donc trop souvent masqué l'enfouissement final et l'on s'est trop peu demandé quelle était la signification de l'une et de l'autre comme si la double citation, une fois de plus, se suffisait à elle-même. Pourtant le salut du deuxième couple est peu probable: partir sous la neige, en vêtements de ville, vers le brouillard des sommets n'est pas prometteur : peut-être faut-il comprendre que l'homme et la femme acceptent, enfin, de mourir l'un pour l'autre (c'est au contraire l'espoir qui accompagne, dans l'original, la fuite des deux hommes). De même, on a peu questionné le contraste climatique et sentimental: le rayonnant et le poudreux, l'épopée solaire et la neige du mélodrame, l'enthousiasme pour la Révolution et l'abandon à l'amour.
Virtuels
Le noir et blanc, par sa matière même, renforce l'aspect granuleux, vaporeux. Ainsi, longtemps avant, ailleurs, cette scène pathétique devant la façade d'une cathédrale de studio: il neige dru et l'échelonnement serré des flocons artificiels, par le mouvement incessant qu'il crée dans la fixité spectrale du tableau et par les changements infimes mais infinis qu'il provoque sur les contours et dans la masse même des corps des personnages anime la surface de l'écran à la façon d'une altération accidentelle: effet de vieillissement, d'imparfaite conservation, de luminosité insuffisante, de défilement voilé: la jeune aveugle chante et mendie, surveillée par une marâtre doucereuse : sa vraie mère, évidemment, la croise sans la reconnaître, le médecin, lui, pense pouvoir la guérir. On se souvient que deux soeurs ont été brutalement séparées et que leur réunion, on l'a deviné, est l'enjeu : toutes les deux, puis l'une, puis l'autre, puis les deux ensemble, enfin: l'alternance (même dans les détours déjà maîtrisés de ses innombrables variations: il suffit par exemple, parfois d'un détail malheureux pour que la rencontre soit une fois de plus différée malgré son extrême imminence) était sans doute le moyen le plus simple de traiter l'affaire, encore fallait-il y penser. Virtuels
L'alternance des saisons est brouillée: telle scène censée se passer en juin a été tournée en octobre, l'année où les premiers froids ont été particulièrement précoces; les maïs sont secs et les roues du fourgon des gendarmes, le long de la Garonne, font s'envoler les feuilles mortes ; et quelle ombre de doute suspecte la fraîcheur des cerises posées là, sur la table, dans une coupe ? La séquence du repas de communion, sur la terrasse de la maison de ce bourg du Sud-Ouest, a été finie en studio devant une splendide découverte restituant la vision panoramique légèrement courbe de la succession des collines dans la fausse similitude des vallonnements, des haies vives, des champs en pente, des creux. On y retrouve, avec quelques années de plus, la même actrice, dont le vêtement est mieux adapté à la situation. Virtuels
Du haut des villages surplombant la vallée de la Lèze ou de l'Ariège (Saint-Ybars ou Clermont-Le-Fort), les deux amis admirent l'infini panorama (jusqu'à la chaîne des Pyrénées, par temps clair) en référence à ce trompe-l'oeil vertigineux qui délimite le règlement de comptes familial.
Ils en sont maintenant à leur deuxième visite à Saint-Ybars. La première eut lieu au début de l'hiver (il fait déjà nuit, une bruine glacée devient peu à peu une neige impalpable; les ruelles sont désertes) et la deuxième à la fin de l'été (c'est tout récent). Le paysage est large, profond, immense; sa courbure est cette fois verticale et le regard abusé par sa propre chute a un peu de mal à remonter vers le mur des montagnes encore sans neige - et il s'agrandit encore un kilomètre plus loin, près de l'auberge isolée. Malheureusement, des fenêtres de la salle à manger on ne voit qu'une haie séparant la cour de la route. Pendant le repas, l'oeil est distrait par des oiseaux empaillés: un héron posé au sol et un couple de paons fixés sur des perchoirs au-dessus d'une porte. La desserte réunit un fatras d'objets inutiles dont le seul point commun est de signifier l'attention, le goût, le sens du beau, qui les ont assemblés là; un oiseau en corne semble la translation exagérée du héron ou la fusion surprenante du couple de paons suspendus.
Aux yeux de certains, le jeu de mots est un peu facile bien que son auteur proteste de sa bonne foi: que l'on soit attentif ou non, parfois, cela semble marcher tout seul. Les équivoques sont nombreuses, inévitables, fascinantes, même pour un esprit habitué à réfléchir: autant les prendre en compte. Après tout, on verra bien. Du panorama au belvédère, il n'y a qu'un pas, pour ainsi dire. Leur surprise quand ils se sont rendu compte que la présence humaine était indirectement marquée par les rayures d'un vaste champ incliné, du côté gauche, raies blondes et brunes provoquées intentionnellement par l'usage maîtrisé de différentes variétés de céréales! Un vaste panneau explique l'ampleur et le sens de l'opération; d'autres terrains ont eux aussi servi à une expérimentation spectaculaire, toujours à Clermont-Le-Fort, et suscité de lentes excursions organisées suivant la spirale des sentiers autour du village, dispositif qui assure la variété des points de vue, soit que tel champ se dérobe au regard après un tournant d'abord imperceptible alors que tel autre se découvre, soit qu'une trop grande proximité rende d’abord invisible un motif végétal qui se révèlera plus tard.
Les rayures ont tendance à s'organiser, à s'associer en vastes réseaux, à l'image de ces circuits touristiques reliant les différents champs striés (on n'en n'est pas encore aux labyrinthes de maïs), que l'on parcourt sans fin; c'est sans doute leur caractère abstrait qui facilite de tels essaimages. Ainsi l'éminent docteur X., au terme de l'un de ses voyages dispersés de raies en barreaux, de stries en cannelures, d'alternances de blanc et de noir (une étendue de neige ou l'entrée dans un tunnel), découvre enfin qu'il n'est pas l'assassin de son frère et que sa glissade mortelle fut un accident. Ces images ne se limitent pas à leur intrinsèque bizarrerie: c'est dans l'appel de l'une à l'autre, de l'une par l'autre, que se glisse insensiblement un malaise qui, avec le recul, les prend ensemble et les dispose dans le même champ visuel, en respectant la perspective circulaire ainsi constituée et ses effets de basculement, de miroitement, d'incessants clignotements, de dissolution en résurgence.
Virtuels
On ne fera jamais assez l'éloge des belvédères. Peu connu, celui qui, vers Le Caufour, surplombe presque à l'à-pic le saisissant méandre du Tarn mérite une attention particulière. A peine se déplace-t-on de quelques mètres latéralement dans le champ bombé dans lequel débouche le chemin de terre interdit à la circulation, que le panorama, lui, bascule de plusieurs centaines de mètres. Ce changement permet de relier des lieux longtemps séparés par un défaut d'imagination ou une difficulté à tracer une carte mentale de l'endroit. Si l'on ne s'élève pas un peu, on a du mal à concevoir que deux maisons situées de part et d'autres de l'isthme rocailleux ne sont distantes, à vol d'oiseau, que de quelques mètres, alors que pour les rejoindre à pied il faut faire un détour dont la longueur semble fallacieusement régler leur éloignement dans l'espace. De plus, du village au hameau, en suivant du regard la même vallée et en se déplaçant du haut du belvédère, il n'y a qu'un pas, même si pendant des années, les enfants ont trouvé fatiguant de faire à pied le kilomètre réel qui les sépare. Ce circuit pourrait s'appeler, pour un observateur dont il résumerait les deuils, le circuit des cimetières: le plus petit, légèrement surélevé mais quand même mal protégé des inondations les plus fortes, entre la rivière et le hameau; celui en hauteur, au sommet de la presqu'île, entre le Prieuré et la paroi rocheuse abrupte et amincie, et le troisième, en contrebas du village, plus difficilement repérable. On accède en voiture à la vallée en traversant deux tunnels maintenant éclairés mais qui pendant des années ont été laissés dans le noir.
Les photographies, on le sait, sont vouées à la mort et à l'amour et tel jeune homme brun, beau, nu, avant de faire l’amour, pose à plat, retournée, sur le rebord de la fenêtre qui borde le lit, une photo de ses parents : il s'agit de deux portraits en médaillon montés dans le même cadre par un photographe qui semble avoir réuni deux éléments disjoints et disproportionnés à l'origine et avoir tâtonné pour rendre le rapprochement acceptable; les deux ovales en noir et blanc sont légèrement penchés vers la gauche pour l'un, vers la droite pour l'autre et sont disposés sur un fond blanc; un dégradé, un flou, un fondu atténue artistiquement l'effet d'inclusion, d'incrustation. Au contraire, tel jeune homme blond, beau, nu, en faisant l'amour, ne quitte pas des yeux son propre portrait (ou celui d'un jumeau disparu, d'un frère un peu plus âgé mort en Algérie?): une photographie en noir et blanc légèrement floue (trop agrandie?) le représentant en uniforme et coiffé d'un képi blanc. De Clermont en Molières, de Beaumont en Beauvoir, les pratiques changent.
Il fut un temps où chaque pêcheur avait sa barque, peut-être pour atteindre tel trou poissonneux trop loin de l'une ou l'autre rive, car la largeur modérée de la rivière ne pouvait justifier à elle seule un tel usage, sauf pour ceux qui, habitant de l'autre côté, qu'une route goudronnée ne désenclavait pas encore, passaient le Tarn à la rame. Une inondation avait noyé la cave, une fois de plus, et la barque dont le bois pourrissait, resta plusieurs années pleine et couverte d'une boue rouge lui donnant l'aspect d'un sarcophage. De là, probablement, ce lapsus répété: remplacer par

"grande barque narrative"

l'expression juste:

"grande barque mortuaire"…

Cette substitution laisse affleurer le récit impossible tout en voilant la véritable signification de l'image entrevue dans la sombre profondeur de la cave devenue crypte. La grande barque mortuaire est en fait une miniature égyptienne symbolisant un rite de passage (elle était censée transporter la momie jusqu'à Abydos). Son authenticité est douteuse; elle paraît composite, rassemblant des fragments véritables dont le montage suspect ne saurait masquer les origines diverses, pratique courante des faussaires, dit-on. Son acquisition est signalée par Freud dans sa

« Chronique la plus brève »

à la date du vendredi 3 avril 1936 et c'est, selon le principe de construction de tout le livre, un commentaire qui, explicitant la brève notation, apporte les quelques renseignements utiles signalés ici.
C'est ainsi que l'ouverture imprévue d'une revue italienne de photographies en noir et blanc (plusieurs d'entre elles montrent les ravages d'une crue du Pô) éclaire un cliché, en double page, représentant la barque funéraire d'un patriarche de Venise, en 1952. Il fait nuit, la pluie battante strie le ciel couvert de larges obliques grises et floues alors que l'impact des gouttes sur la surface de la lagune est particulièrement net, circulaire avec un fin et clair bourrelet dentelé qui pourrait être pris comme l'essaimage des motifs argenté qui décorent les flancs de la barque ou les fleurs de métal que la statue d'un ange, vue de dos, assis, ailes déployées, tête tournée vers l'avant comme s'il guidait l'embarcation (il est d'ailleurs appuyé sur un fanal stylisé posé à l'extrémité de la proue) aurait répandues sur l'eau. Deux rameurs sont debout, vers l'avant, un troisième à l'arrière, juste devant les gerbes de fleurs et l’angelot, lui aussi argenté, qui trônent à la proue. La valeur allégorique des anges est évidente: l'enfance à l'arrière, la vieillesse à l'avant, avachie et lasse. Le cercueil est au milieu, posé sur un catafalque bas entouré de fleurs et gardé par un prêtre, un homme s'abritant d'un parapluie, un employé des pompes funèbres et l'ordonnateur de la cérémonie, coiffé d'un bicorne. C'est surtout la silhouette résolue du premier rameur, haute taille, jambe droite avancée, jambe gauche légèrement fléchie vers l'arrière, qui imprime son dynamisme à la scène, effet de mouvement que souligne la disproportion, créée par la perspective, entre l'avant de cette luxueuse gondole, plus près de l'objectif, et l'arrière moins éclairé encore pris dans la grisaille indéfinie.
A peu près à la même époque, l'enfant, par le trou de la serrure d'une dépendance du presbytère, à l'abri des inondations, au lieu dit Saint-Eloi, minuscule prolongement du hameau des bords du Tarn, regarde le corbillard noir, aux décorations argentées, dont le dais est surmonté de quatre flammes torses qui brillent dans l'obscurité.

"Barque Rouge"

est le nom d'un commerce de la ville de Sète

(Décoration - Souvenirs – Textiles)

qui tire son nom, bien entendu, des joutes qui se déroulent à la belle saison sur le canal voisin et qui rappellent, en moins fastueux, la Regata vénitienne multicolore. La poupe de la barque est prolongée en hauteur par des degrés ajourés sur lesquels prennent place, deux à deux, des hommes pour la plupart jeunes, sveltes et vigoureux, surtout si on les compare aux rameurs trapus qui obéissent à l'aveugle (ils tournent le dos au point d'impact) aux indications du barreur. Au fur et à mesure des éliminatoires, l'un des jeunes assis sur la poupe monte prendre la place du concurrent précédent, s'arme à son tour de la lance et du bouclier et cale ses pieds en chaussettes de part et d'autre de la plate-forme surélevée aux bords biseautés; le bouclier sert autant de point d'appui pour pousser l'adversaire à l'eau que de protection. Le combat dure peu et après quelques résistances et quelques hésitations, l'un des deux joueurs tombe dans le canal; avant le choc, les deux concurrents en attente, assis sur la dernière marche avant la plate-forme, se prennent par les épaules et rapprochent leurs têtes… La barque adverse, on s'en doute, est bleue. On pouvait admirer, cet été-là, au musée municipal de Lodève, parmi les tableaux d'Albert Marquet, une vue de Sète intitulée:

"Le Canal de Beaucaire",

dont un détail agrandi figure sur l'affiche de l'exposition et sur la couverture de son catalogue. Pour le repos des visiteurs, le conservateur a fait disposer dans les cours du musée, une série de chaises longues tendues de toile verte.
Dérivation
Le noir, de nouveau, autre barque adverse: un photogramme en noir et blanc vu dans un magazine de cinéma est à l'origine du film. Un film vient d'un film qu'il prolonge en couleurs, un film de 96 vient d'un film de 68 qu'il reprend et commente sans cesse, qu'il modifie, qu'il remonte, ralentit, dont il isole telle phrase captée dans l'urgence et qui se perd dans le brouhaha. La femme de Mai 68 qui ne veut pas reprendre le travail reste le centre rayonnant de cette nébuleuse en expansion; elle seule ne vieillit pas, et son éternité ombrageuse d'astre définitivement hors de portée borde de noir la fresque fragmentaire, écho visuel de l'atelier dit "du charbon" où les filles, traitant des dérivés de manganèse et de noir de fumée, devaient se laver plusieurs fois par jour. Ces images hasardeuses font fleurir la mémoire ouvrière d'un petit empire aujourd'hui disparu (l'usine Wonder de St Ouen est devenue un musée). Chambre noire, usine forclose, une fois de plus, réinventée par la parole, aussi inconnue, de fait, que celle des frères Lumière d'où l'on sortait, simplement, longtemps avant. Mais ce que l'on pourrait prendre pour un document sociologique de trois heures, se retourne comme un gant: sa facture est celle d'un désir obsessionnel qui tourne éperdument autour de son insaisissable objet: la femme disparue. Virtuels
S'il est vrai que l'univers résulte de la combinaison infinie de composants finis, la barque, le tableau, le film pourraient être des avatars erronés d'astres ou de bijoux, et réciproquement. Le cadeau d'anniversaire est une broche en toc, un parallélépipède rectangle de quelques centimètres de côté, dont l'un des bords de la sixième face évidée porte le fermoir; des cabochons de cristal rose, régulièrement répartis, sont sertis dans un alliage léger; au centre de la face exposée, une sorte de fenêtre rectangulaire est occupée par une plaque de pâte de verre translucide d'un blanc laiteux aux reflets bleutés; trois des quatre coins extérieurs sont surmontés d'efflorescences stylisées en léger surplomb qui pourraient figurer de minuscules roses de cristal; au-dessus du jour blanchâtre central, deux courtes et fines tiges de métal s'achèvent par deux éclats de strass symétriques, lunes naines amarrées projetant sur ce microcosme deux cercles d'ombre dont la place dépend de l'orientation de la lumière, qui compliquent encore à l'excès la bizarrerie composite de ce monde.
Reprise, et, aussi, loin, mais en écho,

Re…

ce prénom si peu visible, au sens si longtemps ignoré et qu'il a fallu diviser pour comprendre que la séparation exigeait, dans ses syllabes mêmes, un nouveau départ: né de nouveau, nouveau nouveau-né mais non indemne, déjà, de ces quelques années. Des parties entières du village se fissurent et la blancheur des contreforts de calcaire se crevasse sous l'influence irrémédiable de l'évidement des filons de houille dans les profondeurs. Il

"mène au certificat d'études"

des garçons qui, pour la plupart, dès quatorze ans, comme les filles de chez Wonder, sont embauchés à la mine. La colonie polonaise dont les enfants vont à l'autre école, celle qui va être étayée, puis fermée, parce que ses murs se lézardent à une vitesse inquiétante, fournissent le gros de la main d'oeuvre. Les beaux fiancés qui s'embrassent le dimanche au cinéma seront bientôt séparés: peu de temps après leur mariage, une machine incontrôlable déchiquette le corps du jeune homme dans la pénombre ramifiée des galeries.
Reprise aussi, dans la deuxième partie, des éléments de la première, mais sous des formes variées et, parfois, méconnaissables. Ainsi, avatar de la porte, le miroir solide puis liquide où s'enfonce le jeune homme censé représenter le poète, n'est plus là qu'à l'état de trace indirecte ou infime: un poudrier dont on ne voit que le boîtier et qui sert à la statue devenue femme à rectifier son maquillage lors de la scène de la partie de cartes

(« terrible as de cœur… »)

puis, déployé entre les mains lasses du même personnage, mais renvoyant cette fois ses éclats au public, un éventail à miroirs triangulaires, enfin, le corps huilé, parfaitement lisse et miroitant, comme verni, de l'ange gardien noir de l'enfant mort, dont Cocteau inverse les valeurs en prolongeant le plan par son propre négatif. La poudre de plâtre recouvrant le poète statufié après ses coups de marteaux iconoclastes, devient, par la suite, une neige, en flocons ou en boules. Deux scènes de suicides, revolver sur la tempe, assurent l'équilibre et font le lien, suivant la piste du sang que crache à flots l'enfant agonisant couché sur la blancheur du fond, sous la table des joueurs alors que, insensiblement, la place où se battent les gamins devient une scène de théâtre ; les balcons en façade étaient dès le début des loges en attente de révélation.
Virtuels
Le jardin fortifié, comme un canot amarré à la célèbre nef, surplombe le Tarn; on peut le voir des fenêtres du musée, même si l'accès à la terrasse, comme une avant-scène au-dessus des buis taillés, est interdit; un promenoir surélevé, qui fut un temps promenoir des amants ou lieu de rêveries solitaires permet toutefois de parcourir les trois autres côtés du rectangle ainsi délimité; ce chemin de ronde, est surmonté d'un dais de vigne vierge fixée à des arceaux de métal rouillé; placée à une intersection, la statue mutilée (il lui manque une main), modeste allégorie, représente allusivement, sous les traits d'une jeune femme parée, la joie florissante, peut-être; la pierre est couverte de mousses et de lichens dont les plaques circulaires se chevauchent parfois.
Dérivation C'est aux alentours de Palma, dans un petit jardin public où joue l'autre enfant qui a fui le vent de la plage, trop froid malgré la saison, que la statue est photographiée: un buste de femme au front bombé et large, mis en valeur par la coiffure souplement tirée vers l'arrière, à l' aplomb d'un visage triangulaire, à la bouche petite, au menton fin; les yeux sont larges, étirés vers les tempes et l'absence de regard met encore plus en valeur l'ovale creusé des paupières supérieures et la convexité triomphante de l'arcade sourcilière striée d'un simple trait remontant. On pourrait y reconnaître l'actrice Mireille Balin, qui eut son heure de gloire entre les deux guerres.
Quand vient le moment de la séparation, il pousse le canoë dans le courant qui le fera dériver vers le large et passer à un autre niveau du monde; l'embarcation est spécialement conçue pour un tel voyage et les rites ont été scrupuleusement respectés: par exemple les branches de cèdre, le tabac

("I don't smoke, Nobody…"),

et une photographie-amulette épinglée sur le vêtement de peau. Finalement, c'est l'histoire d'un type qui aide son copain à mourir. Mais, aux yeux de l'indien, il est déjà mort, depuis le début, et sa présence est une erreur; il doit donc le renvoyer au pays des esprits, qu'il n'aurait jamais dû quitter. D'ailleurs, le chauffeur de la locomotive, dès le début, lui a bien dit qu'il faisait un voyage en enfer.
Virtuels
Le meuble à tiroirs dans lequel se trouve la photocopie de l'un des entretiens avec le metteur en scène est composé de fines plaques d'un aggloméré couleur de papier kraft, avec un même spectre d'instabilité: d'un beige très clair à un marron plus soutenu, selon la lumière; on pourrait parfois penser qu'une exposition au soleil, à travers la fenêtre toute proche a assombri le matériau, mais il n'en est rien. Un éclairage suffisant permet de distinguer de fines particules composant ce bois synthétique à l'allure de carton, petits éléments disséminés dans une pâte plus homogène ou parcelles simplement plus visibles que d'autres. Les différentes parties du meuble ne sont reliées que par des élastiques noirs se resserrant autour de tenons plats et minces dépassant des côtés. Ce meuble léger est comme l'esquisse, l'ébauche de lui-même, tant la netteté noire des élastiques semble un trait et tant leur immédiate visibilité semble appeler un cache, un placage pour toujours absents.
Quels rites personnels, grands fournisseurs d'accumulations hétéroclites, régissent-ils l'encombrement obscur des tiroirs? Que contient celui-ci? Un fourre-tout publicitaire de nylon transparent dont la fermeture rouge est bordée d'un liséré bleu, une bourse de nylon noir aux coins blancs (comme sa fermeture éclair) vide elle aussi, un autre fourre-tout de peau violette contenant des pièces de monnaie allemandes (l'une est danoise), un fourre-tout de nylon transparent décoré de dragons de bandes dessinées contenant des pièces de monnaie espagnoles, un billet de 2000 pesetas et deux cartes téléphoniques espagnoles elles aussi, un vieil étui à lunettes de plastique rigide bleu que l'on peut passer autour du cou grâce à un lien de coton rouge, un rouleau de ruban adhésif, une cassette audio de 90 minutes, une enveloppe dont la partie supérieure est repliée sur une largeur de deux centimètres environ, portant la mention manuscrite

"Tchéco Roumanie"

et dont la fenêtre de papier transparent permet de voir des pièces de monnaie et des billets de banque de ces pays-là, un écouteur de plastique blanc qui s'adaptait à un poste de radio portatif maintenant disparu, une pince pour carton à dessin peinte en bleu métallisé, une boîte de cigarillos, en métal, contenant des billets et des pièces turques, un vieux bouton de radiateur en bakélite noire tachée de peinture blanche, une boîte en carton de cartouches d'encre bleue pour stylos à plume, un couteau

"Opinel",

deux feutres de taille moyenne, l'un bleu, l'autre noir, un petit porte-monnaie vide, à fermeture à pression, de maroquin rouge, plusieurs dépliants touristiques en couleurs proposant des itinéraires à travers le pays basque, l'adresse d'un hôtel dans les environs de Zarautz, celle de bains turcs à Urgurp, en Cappadoce, un étui en plastique transparent contenant un normographe et sa pointe sèche, procédé maintenant obsolète, un petit porte-monnaie de cuir noir, à fermeture éclair, contenant quelques pièces espagnoles, un galet presque blanc, légèrement granuleux, la bobine d'un film super-8 représentant la énième version du repas de bébé, une règle plate en plastique transparent d'une longueur de trente centimètres, une pochette de nylon jaune à motifs africains noirs contenant un début de collection de pin's, deux photos d'identité en couleurs, déjà anciennes, un étui en plastique transparent contenant onze petits crayons de couleurs (il en manque un), un coupe-papier en inox dont le manche de plastique crème imite la corne, une agrafeuse rouge, une montre hors d'usage en métal argenté, un carnet à spirale de marque

"Atlas"

(le géant portant le globe terrestre sur son dos est dessiné juste au-dessus du mot) dont la couverture est en carton rouge et dont les pages à petits carreaux contiennent la liste exhaustive des livres lus et des films vus entre le 17 septembre 1967 et le 28 mars 1971 (les derniers feuillets sont restés blancs), un livret militaire de la classe 1888, un carnet à couverture noire dont la première feuille (à petits carreaux comme les suivantes) porte l'intitulé:

" Carnet pour l'inscription des ventes nominatives de poudres à feu",

écrit à la plume et à l'encre noire par le receveur de Villefranche,

"le présent registre ayant été coté et paraphé pour le débitant de poudres de La Condamine",

à la date du premier novembre 1910, une carte postale représentant l'affiche italienne du film de Raoul Walsh

"Il mondo nelle mie braccia",

avec Grégory Peck et Ann Blyth, des dessins d'enfant sur des feuilles volantes ou de petits cartons, une pochette de photographies en noir et blanc représentant le carrefour du quartier St Cyprien à Toulouse et une haie vive dans les Pyrénées par temps de brume, le dépliant publicitaire d'une lampe de bureau extensible en plastique gris, appelée

"Jazz"

et dessinée par F.A. Porsche.
Les feuilles du carnet noir sont numérotées de 1 à 30; la trente-deuxième page porte, à l'envers, comme si l'on avait d'abord choisi de commencer à écrire dans l'autre sens:

"Carnet pour Poudre".

Huit pages seulement ont été utilisées et les inscriptions vont de l'année 1910 à l'année 1916; huit ventes pour 1910, onze pour 1911, trente-trois pour 1912, quatre-vingts pour 1913, deux pour 1914, trois pour 1915, une pour 1916. Il existe deux catégories de poudre: la

Fine

et la

superfine

(notée aussi

s.fine ou surfine)

et les prix ne varient guère pendant ces sept années. Les achats vont de 100 à 400 grammes (ce qui reste exceptionnel). Les différentes transactions n'ont pas toujours été notées et, par exemple, on signale au 8 juillet 1914 une vente de 4Kg 7 (vraisemblablement depuis le 1er janvier), sans aucun détail de nom ni de date, comme si le sérieux du vendeur s'était relâché. On peut reconnaître des noms, familles disparues ou familles dont les descendants habitent toujours à peu près les mêmes lieux:

Bénézeth, Calvière, Fabre, Assié, Raucoules, Mas, Bascoul, Léon, de Lapanouse, Roques, Daures, Astié, Saysset, Puech, Bernard, Pujol, Rossignol, Barthez, Thénégal, Cals…

Les villages, hameaux et lieux-dits sont toujours là, bien que certains se soient complètement dépeuplés:

Ambialet, La Condamine, Oubièges, La Marseillé, Courris, Blazou, Candou, Le Roc, La Grèze, Saluèges, la Borie, Moulin Salvaire, Pécote, St Cirgue…

Ainsi, le 8 novembre (écrit

9bre

dans le carnet),

Auguste Léon,

d'

Ambialet,

a acheté, à

La Condamine,
cent grammes de poudre à feu…

Le panorama noir des utilisateurs de poudre couvre donc irrégulièrement, chaotiquement même, plusieurs années et le regard dérivant sur ces pages grisaillées ne perçoit que la trace opaque et indirecte de vies réduites à un seul geste, une seule démarche, comme si la page était un écran, un cache, une taie, dont l’envers serait un réseau faiblement mobile, monde limité de petits paysans, de petits artisans, de petits commerçants, aux déplacements n'excédant pas quelques kilomètres, aux relations autrement plus riches et parfois conflictuelles et venu s'inscrire là, ensemble éphémère de petits trafiquants répertoriés jouant avec le feu. On peut aussi inverser la perspective et considérer que, par temps clair, un regard absolu, depuis ce balcon naturel que constituent les contreforts pyrénéens, verrait, au-delà de l'éventail des vallées, au-delà des confluents multiples (ceux de la Lèze et de l'Ariège avec la Garonne, par exemple), au-delà des villages fortifiés, des châteaux ruinés, la boucle du Tarn et les hameaux, les lieux-dits dans la netteté de maquette de leur répartition topographique.
Virtuels




à suivre... la semaine prochaine

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