« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

"Il manque un morceau vert au-dessus du rêveur..." épisode 16 a

IV





Soit le dispositif suivant:
- une série de sous-titres: les sous-titres, traduits en français, du début du film de Rupert Julian:

"Le Fantôme de l'Opéra" (1925):

« Il y a des ombres par ici…
Des ombres et des fantômes…
Est-ce une ombre?
Où est-ce le fantôme?
Nous sommes sous l'Opéra
où se trouvent les cachots de tortures.
Sanctuaire des chansons d’amour
L’Opéra de Paris s’élève au-dessus des chambres
de tortures
Médiévales et de cachots
Oubliés depuis longtemps.
Une mélodie flotte
Le long des halls et des corridors
Mais silence maintenant:
Il vient le fantôme
Le fantôme de l’Opéra!
Sa folie étrangement poétique
Se moque du temps… »


- une translation des traces sensibles dans le cercle dessiné par la raison:

« … découvrir maintenant les traces sensibles qui vont entrer, qui doivent entrer dans le cercle plus large…dessiné là …comme on trace sur le papier une figure géométrique… »

- un type d'opération que l'on pourrait appeler:

« inclusion expansive »

Ou, mieux,

« expansion inclusive »

d’un énoncé dans un autre, original celui-là, qui happerait le premier pour le relancer dans un mouvement d’

« augmentation »

mais qui serait, évidemment, déterminé en grande partie par cette origine extérieure à lui-même.
Ainsi commencerait, avant son insensible épuisement, l’exploration de la galerie des tableaux, grands et petits, appelés inclusions expansives ou expansions inclusives. Il s'agirait des premiers souvenirs - mais rien n’est sûr. Il y a des ombres par ici… - mais n’allons pas trop vite, qu’avant d’entamer sa courbe et de retomber sur le deuxième mot… la lueur de la fusée s’élève d’abord au ralenti, qu’elle dure et persiste, freinée- …des ombres et des … fantômes. Le fond du couloir est obscur; l'enfant porté qui le traverse ne perçoit, au plafond, qu'une arche fugitivement éclairée quand une porte s'ouvre. L'arrière-plan de la chambre dont il sort est aussi dans le noir et seule une veilleuse, allumée après l'appel de l'enfant à peine réveillé, répand sa clarté jaune aux alentours du lit à barreaux de bois peints, alternés de festons. Ombres, ces présences mouvantes indécises sans visage ni regard, pouvant certes entrer dans la lumière mais sans perdre leur sombre imprécision. Reconnaissables, eux, malgré la part inévitable de confusion dans un esprit aussi jeune, les fantômes identifiés, vivants d’alors, morts d'aujourd'hui revenus dans leur passé, s’avançaient. Ombres, maigre cohorte des comparses ou des complices ou des fantômes, il s’est bien passé quelque chose de terrible pour l’enfant… quelqu'un , quelque chose s'approche et l'enfant que l'on change est au centre de l'attention … des geste d'affection, un jeu anodin, dira-t-on… peut-être… mais qu'est-ce devenu pour l'enfant: un plaisir, déjà, une gêne ou une souffrance, tous, déjà, frappés d'interdit? Ces zones d'ombres qui baigneront plus tard les fragments du premier film superposés aux décors parcellaires de l'Opéra de Paris sont-elles déjà des cachots de délicieuses tortures? Quelle sirène chantait ces chansons d'amour de l'après-guerre ou d'autres qui avaient traversé toutes ces années? Sanctuaires: un lit d'enfant, sa chambre, la table de toilette... Berceau des bras, séduction des sourires enjôleurs, élévation du jeune corps dévêtu pour la toilette au bout de bras virils, corps lancé vers le plafond puis rattrapé, jusqu'au jour où survient la blessure, la déchirure de la paroi abdominale: la pâleur de l'enfant au bord de la syncope, cette absence terrible de mots pour se plaindre ou s'irriter, la peur. Masse d'ombres où de vagues présences à peine ébauchées défilent comme autant de coupables souriants et affectueux, d'une innocence perverse aux gestes ambigus. Peut-être un couple clandestin s'est-il aimé là, devant l'enfant à demi nu; il ne s'est peut-être agi que de quelques gestes audacieux (obscènes) rendus excitants par cette présence sans défense, peut-être s'est-il simplement agi de ce mignotage traditionnel des enfants mâles par les aînés. Une mélodie flotte, incertaine rôdant comme l'ombre du fantôme défiguré dont l'identité ne viendra jamais au jour, une mélodie flotte dans ces pièces obscures et maintenant impalpables, cette chambre au mystère insoluble ou peut-être sans mystère comme si les ombres et les fantômes du passé contaminaient inévitablement toute mémoire et lui refusaient toute véracité quant à l’origine et au traitement de ces images sans fond. Pourtant le silence qui suit est bien celui qui précède l'entrée du fantôme, à l'appel de l'enfant, à peine réveillé dans la soudaine lueur jaune de la veilleuse près du lit peint en rose pâle et l'échange qui suit n'est voulu par personne, n'a jamais été peut-être qu'une ombre dans le silence de ces voix mélodieuses sournoisement capables d'abandon.
Dérivation
Autre détour pour mieux revenir dans le droit chemin et s’y perdre, peut-être:

« … un agrégat temporaire et modifiable de divers états de conscience plus ou moins clairs… ».

L'agrégation, donc, comme mode d'inclusion de ce qui est à l'extérieur du cercle, inclusion d'autant plus facile que le milieu d'accueil est lui-même de type agrégatif, composite; la prise (du ciment) de ces éléments épars, de cet agrégat (comme la roche appelée "poudingue" ) n'est jamais que temporaire, sujette à effritement et recomposition: telle barque Dérivation , tel cours d’eau en crue, tel escarpement et tel tunnel, reviennent, autrement.
Dérivation La répartition de ces éléments est elle-même irrégulière et le découpage varie: tel élément scindé fait de sa dislocation un appel qui, par aimantation, rassemble: ainsi les composants des lieux se redistribuent en assemblages chimériques; « modifiable » doit être intégré lui aussi: ce n'est pas tant de reprise qu'il s'agit que de métamorphose, par changement de contexte mais surtout par mutation interne de l’élément (temporaire, divisible et modifiable) présenté: il en est ainsi des chartreuses résillées à l’infini chaîne d'un véritable vagabondage de l'enfermement mais surtout de la réversibilité du texte (de l'alphabet) et du monde; quant à la diversité des états de conscience, elle est co-substantielle au projet à ceci près qu'il s'agit surtout de l'étagement des niveaux de textes aussi conscients d'eux-mêmes qu'il est possible de l'être (on en connaît les limites) puisqu’ elle en constitue le principe; encore faudrait-il reconsidérer le sens de ce mot "conscience" qui, ici, ne saurait être chargé de sa force lucide mais plutôt d'un entêtement à s'aveugler, à se perdre peut-être dans ce qu'il y a de moins clair: le bord d'enfance des premiers souvenirs (qui en masquent d'autres plus anciens etc) est la rive indécise des premières nuits silencieuses alternées de lueurs et de voix indéfinissables, ombres et fantômes.

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