« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

L' Emblème cinématographique. 9.

 



III. L’emblème, métaphore par analogie d’objets :

 

            « Métaphore » est le terme le plus généralement employé pour définir l’emblème ; il est vrai que l’emblème institue un rapport permanent de similarité, mais variable et spécifique.

            Spécifique, parce qu’il dépende de la réalisation concrète de la figure, variable parce que similarité et effet de syllepse sont dans une relation proportionnelle ; plus l’analogie immédiate est forte, plus l’effet de syllepse est faible ; plus l’analogie immédiate est faible, plus l’effet de syllepse est fort. Il est plus fort pour la photographie que pour le miroir, pour le miroir que pour la vitre; de même, l’effet de syllepse est plus fort dans le rapport entre le sport d’équipe et le cinéma, que dans le rapport entre le théâtre et le cinéma. Cette règle explique que le film dans le film, le cinéma filmant, soit parfois aussi décevant : plus l’emblème tend vers l’explicitation de sa référence, plus l’effet de syllepse tend à s’atténuer ; c’est l’écart qui garantit sa complexité active. Des dispositifs d’insertion (déplacement, télescopage) et de soulignement (insistance, répétition), c’est-à-dire des formes de la contiguïté, garantissent la validité maximum de cet écart et fixent des limites à l’analyse.

            Dans la figuration d’objets, la question se simplifie, l’analogie intervient plus ponctuellement et donc plus purement. C’est pourquoi nous réservons le nom de syllepse métaphorique à l’analogie d’objets, en continuant à appliquer notre critère de départ : le type de lien par lequel l’analogie s’incarne.

            La plupart des exemples classiques d’emblèmes se limitent généralement aux objets et à leur valeur métaphorique. Or les films que nous analysons font peu de place aux objets ; l’interaction individuelle domine ; ce n’est pas un cinéma de la métaphore mais du constat -les exemples sont donc rares.

             L’objet filmé est un emblème s’il renvoie au dispositif cinématographique. Les phares de la voiture du père dans Passe ton bac d’abord, sont analogues aux projecteurs d’un tournage nocturne ; l’échelle dressée devant les draps dans le plan du grenier dans La Gueule ouverte, est la possible représentation de la pellicule à l’arrêt, le métro aérien roulant dans la nuit au fond de la ruelle de Loulou, en est la représentation en mouvement. Cette image du défilement est depuis longtemps repérée et théorisée ; dans La Nuit américaine, Ferrand, le réalisateur joué par François Truffaut, déclare à Alphonse (Jean-Pierre Léaud) : « Il n’y a pas d’embouteillages dans les films, il n’y a pas de temps morts. Les films avancent comme des trains, tu comprends, comme des trains dans la nuit. »[1]

            Mais, dans les films de Pialat, cela reste indicatif. Ce sont les plans du métro aérien de Prénom Carmen qui fonctionnent vraiment comme emblèmes ; c’est, pour prendre un exemple dans un cinéma plus classique, la lampe du psychiatre dans La Féline, de Jacques Tourneur, dont le faisceau lumineux isole de l’ombre le visage extasié de Simone Simon, qui est désignée comme emblème ; de même, toujours dans La féline, les tables lumineuses de l’atelier d’architecture, dans la pièce par ailleurs obscure, comme autant d’écrans vides, renvoient hors-champ, par une audacieuse ellipse, la terrifiante panthère noire.

            Même le mixer brisé, lors de la scène de ménage de Passe ton bac d’abord, bien que souligné par un des très rares « inserts » de ces films, n’est affecté que d’un très faible coefficient emblématique ; un lien, très ténu, renverrait au film ayant volé en éclats.

Un élément architectural du décor de la première partie de L’Enfance nue, constitue toutefois un contre-exemple : la rampe de bois peint bordant le pallier du premier étage , où est installé le lit de François ; le dialogue, déjà, attire l’attention du spectateur sur ce lieu ; lors de sa visite, le directeur de l’A.D.A.S.S. demande : « Et, François, il dort toujours sur le palier ? ». L’effet d’insistance est complété par le cadrage, la repise (dans deux plans), la durée (plans assez longs; décadrés par rapport aux personnages ou qui persistent après sa sortie du champ).

Cette insistance fait de la rampe un emblème : on associe la ligne brisée, à trois éléments, au parcours hasardeux de la vie de François : zig-zag, déplacements, bifurcations imposées. Mais l’analogie se prolonge jusqu’à la construction du film lui-même : une chronique elliptique, avançant par à-coups, par tournants brusques ; le mode de raccord, de raccordement entre les trois parties du film, est emblématisé. La géométrie architecturale renvoie à l’algèbre cinématographique, à ses inconnues, à ses ellipses…[2]

 



[1]  - La Nuit américaine, Scénario du film, Cinéma 2000, Seghers, p. 121.

[2] - Gilles Deleuze fait de la ligne brisée un des cinq éléments de la crise de « l’image-action » : « Ce qui a cassé, c’est la ligne ou la fibre d’univers qui prolongeait les événements les uns dans les autres, ou assurait le raccordement des portions d’espace », L’Image-Mouvement, Cinéma 1, p. 279 .


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