IV.L’EMBLEME PARMI LES SIGNES :
Dans un article intitulé « Le
langage en relation avec les autres systèmes de communication »[1], Jakobson écrit : « La
division de signes en index, icônes, et symboles, que Peirce le premier a
avancée dans son travail bien connu de 1867 et qu’il a élaborée pendant toute
sa vie, se fonde en fait sur deux dichotomies importantes. L’une d’elles est la
différence entre contiguïté et similarité. La relation d’index entre signans et signatum repose sur
leur contiguïté effective, existentielle. Le doigt qui montre un objet est un
index typique. La relation iconique existant entre le signans et le signatum n’est, selon les termes de Peirce
qu’ « une simple communauté de qualité », une relative ressemblance
ressentie comme telle par l’interprète, par exemple une peinture reconnue comme
paysage par le spectateur. Nous conservons le nom de « symbole »,
qu’utilise Peirce pour la troisième classe de signes… contrairement à la
contiguïté effective existant entre la voiture montrée du doigt et la direction
indiquée par l’index, et à la ressemblance réelle existant entre cette voiture
et un dessin ou une esquisse de celle-ci, aucune proximité de fait n’est
requise entre le nom « voiture » et le véhicule qui porte ce nom.
Dans ce signe, le signans est lié au signatum « indépendamment de toute
connexion effective ». La contiguïté entre les deux faces constitutives du
symbole « peut être appelée une qualité assignée », selon l’heureuse
expression de Peirce en 1867. »[2]
Il en tire
une conclusion importante : « La classification des relations
entre signans et signatum décrite au début de ce chapitre
postulait trois types fondamentaux : une contiguïté effective (l’index)[3], une
contiguïté attribuée (le symbole), et une similarité effective (l’icône).
Cependant, le jeu des deux dichotomies - contiguïtés/similarité et
effectif/assigné [4]
- permet une quatrième variété assignée. »[5]
En résumé:
contiguïté effective: index ou indice
contiguïté assignée: symbole
similarité effective: icône
similarité assignée:
emblème auto-représentatif
La similarité assignée est « indissolublement
liée à la fonction esthétique des systèmes de signes »[6] .
la fonction esthétique est l’extension de la fonction poétique définie pour la
littérature : « Les structures sémiotiques avec une fonction
poétique dominante ou – pour éviter un terme se rapportant avant tout à l’art
littéraire – avec une fonction esthétique, artistique dominante, présentent un
domaine particulièrement payant pour la recherche typologique comparative.
Dans
certaines de nos études précédentes, nous avons tenté de décrire les deux
facteurs fondamentaux qui opèrent à n’importe quel niveau de langage. Le
premier de ces deux facteurs, la « sélection », est produit sur la
base de « l’équivalence, de la similarité et de la dissimilarité, de la
synonymie et de l’antonymie », tandis que dans le second, « la
combinaison », la construction de toute chaîne, « repose sur la
contiguïté » : si l’on étudie le rôle de ces deux facteurs dans le
langage poétique, il devient clair que « la fonction poétique projette le
principe d’équivalence de l’axe de la sélection sur l’axe de la combinaison –
l’équivalence est promue au rang de procédé constitutif de la séquence. »[7]
A deux reprises, Jakobson note que
c’est la musique qui pousse le plus loin une « syntaxe d’équivalence » :
« Plutôt que de viser quelque objet extrinsèque, la musique se présente comme un langage
qui se signifie soi-même »[8], ou
encore : « La sémiosis introversive, le message qui se
signifie lui-même, est indissolublement liée à la fonction esthétique des
signes et domine non seulement la musique mais également la poésie glossolalique
ainsi que la peinture et la sculpture non-figuratives… »[9]
Une dichotomie supplémentaire, dans
le prolongement de la dichotomie effectif/assigné, se constitue entre une « sémiosis
introversive » et une « sémiosis extroversive » :
« Mais ailleurs, en poésie et dans la plus grande partie de l’art visuel
figuratif, la sémiosis introversive, qui joue toujours un rôle cardinal,
coexiste et « co-agit » avec une sémiosis extroversive, alors
que le comportement référentiel est soit absent, soit très réduit dans les
messages musicaux, même dans ce qu’on appelle la musique à programme. »[10]
Pour l’emblème cinématographique tel
que nous tâchons de le définir, la sémiosis introversive coexiste et co-agit
avec la sémiosis extroversive. L’icône place immédiatement le cinéma sous le
signe de la similarité ; l’emblème le place sou le signe de la similarité
assignée. La similarité effective renvoie à la fonction référentielle
« spontanée » du cinéma (« l’exactitude documentaire »),
la similarité assignée à l’auto-représentation de l’image en tant qu’image (« la
vérité picturale »). Le film, alors électrisé, « crépite » :
« si l’œuvre d’art cessait de viser ce qu’elle n’est pas elle-même, et ce
qu’elle recèle intimement, mais non pas dans une unité symbolique, ni quelque
part en dehors d’elle, le caractère de langage serait perdu. L’œuvre, comme
cela se produit fréquemment de nos jours, régresserait dans le pré-artistique.
Elle cesserait de crépiter. » - Adorno -–
L’icône est
un duplicata, un double ; non seulement un double réfléchissant, mais un
double absorbant sui tend à inclure un référent souvent créé pour elle
et dont l’existence est – en tout cas – fugitive (la précarité d’un décor,
l’éclat fugace d’un visage) ; le miroir, comme lieu emblématique de
court-circuit, d’interférence, désigne cette capture du réel et cette
auto-genèse de l’image. Si nous reprenons ce cas fondamental du miroir, dans
lequel se combinent analogie, déplacement et inclusion, c’est parce que nous
pensons être en mesure de situer l’emblème parme les catégories relatives des
signes essentiels.
-
Du point de vue de la définition générale : il y a emblème (syllepse
auto-représentative) chaque fois que l’icône (similarité réelle) se charge par
autonymie d’une dimension réflexive (similarité assignée) qui renvoie du
message au code. La sémiosis introversive – qui désigne le cinéma lui-même
– croise la sémiosis extroversive et produit un « trope mixte », un
signe double, une figure hétérogène, élément composite de la fonction
esthétique. Métaphore et métonymie se mêlent : le message ressemble au
code, le message vaut pour le code.
-
Dans ses manifestations concrètes, l’emblème accède à l’ensemble des éléments du tableau de la
page 145, dont la relativité a été signalée. A partie de la syllepse
auto-représentative comme figure de la similarité assignée, la syllepse de
synecdoque serait un emblème indiciel, « partitif » (miroirs
et cadres dans le cadre) ; la syllepse de métonymie, un emblème
symbolique, « significatif : cinéma-théâtre-sport, ou
cinéma-défilement … par exemple, font partie du même ensemble, sont
dans une relation de proximité qui fonde un lien métonymique :
si l’on donne comme fonction à l’un d’eux de représenter l’autre, par déplacement
contraignant (forcé), on s’approche de ce que Peirce définit comme la « contiguïté
assignée », c’est-à-dire le symbole[11] ;
la syllepse métaphorique, un emblème iconique, « figuratif »
(la relation de similarité domine, immédiatement, concrétisée dans des objets-supports).
L’emblème n’existe que dans le pli de
la « similarité assignée », la généralisation de l’analogie ; il
y a donc synecdoque, métonymie et même métaphore, dans la métaphore ;
la concrétisation de l’emblème selon telle ou telle voie (parmi les trois que
nous distinguons) est plutôt de l’ordre du glissement, de la dérivation, que de
la discontinuité, de la coupure nette ( de l’unité « discrète », pour
employer un terme linguistique) ; c’est une question de relation, de
rapport, d’écart plus ou moins grand de l’analogie ou de la proximité ; on
peut appliquer « au deuxième degré » de la figure que constituent ces
« isotopies hybrides », ce que Bernard Dupriez rappelle pour
l’image classique : « l’existence d’un terme propre, exprimé ou
non, semble essentielle à la constitution de l’image littéraire traditionnelle.
Toutefois, elle ne suffit pas à la constituer : il faut aussi que le
rapport entre ce terme et le second soit « analogique ». En effet, si
le rapport entre les deux termes est assez étroit pour qu’il n’y ait qu’une
seule isotopie, on a une métonymie ou une synecdoque. »[12]
[1] - Essais de linguistique générale, t. 2,
ch. III, Editions de Minuit, Collection « Arguments », pp. 94-95.
[2] - Il ajoute : « Il n’est pas
question de trois types de signes absolument séparés mais seulement d’une
hiérarchie différente attribuée aux types de relations réciproques existant
entre le signans et le signatum des signes donnés : et, de
fait, nous observons des variétés de transition telles que icônes symboliques,
symboles iconiques, etc. »
[3] - C’est nous qui précisons.
[4] - C’est nous qui soulignons.
[5] - op. cit. p. 100.
[6] - op.cit. p. 100.
[7] - op. cit., p.99.
[8] - op. cit. , p. 99.
[9] - op.cit. , p. 99.
[10] - op. cit. , p.99.
[11] - Dupriez souligne à deux reprises la parenté
de la métonymie et du symbole.
Gradus, p. 292
(article métonymie, remarque 5) : « Le trope
consacré par l’usage reçoir souvent le nom de symbole, cf. Lansberg, qui
définit le symbole : « trope par lequel on substitue au nom d’une
chose, le nom d’un signe que l’usage a choisi pour la désigner », avec
l’exemple : quitter la robe pour l’épée (la magistrature pour
l’armée). » et p ? 437 ( article symbole, remarque 2) :
« Les tropes par lesquels on remplace un signifiant par un autre
peuvent s’opérer notamment à la faveur d’une relation de type symbolique entre
les signifiés correspondants. »
Le générique de Stage fright, d’Hitchcock,
commence sur le rideau d’apparat d’un théâtre, rideau qui, insensiblement se
lève sur une vue d’ensemble du centre de Londres ; nous définirions ce
plan comme un emblème symbolique (syllepse de métonymie) : le lever
de rideau sur le film. La valeur symbolique d’ « usage »
du rideau reçoit une charge supplémentaire en devenant l’inscription originaire
artificieuse (un plan obtenu par un trucage qui rend possible ce mixte
théâtre-cinéma) du film comme spectacle mensonger ; cela dépasse
le principe d’économie narrative typiquement hitchcockien (le titre + le
générique informent le spectateur), les données anecdotiques du film (un crime
dans les milieux du théâtre), pour désigner le fonctionnement du film
lui-même, le leurre qu’il met en scène alors qu’il se présente comme la
réalité ; ce film contient de plus le
seul flash-back mensonger du cinéma d’Hitchcock . Ajoutons que le
criminel mourra écrasé (tronçonné ?) par le rideau de fer du théâtre abaissé
pour l’empêcher de fuir, c’est-à-dire sur la ligne de partage entre la
scène et la salle, la réalité et l’illusion…
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