« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

L'Emblème cinématographique. 10.

 



IV.L’EMBLEME PARMI LES SIGNES :

 

            Dans un article intitulé « Le langage en relation avec les autres systèmes de communication »[1],  Jakobson écrit : « La division de signes en index, icônes, et symboles, que Peirce le premier a avancée dans son travail bien connu de 1867 et qu’il a élaborée pendant toute sa vie, se fonde en fait sur deux dichotomies importantes. L’une d’elles est la différence entre contiguïté et similarité. La relation d’index entre signans et signatum repose sur leur contiguïté effective, existentielle. Le doigt qui montre un objet est un index typique. La relation iconique existant entre le signans et le signatum n’est, selon les termes de Peirce qu’ « une simple communauté de qualité », une relative ressemblance ressentie comme telle par l’interprète, par exemple une peinture reconnue comme paysage par le spectateur. Nous conservons le nom de « symbole », qu’utilise Peirce pour la troisième classe de signes… contrairement à la contiguïté effective existant entre la voiture montrée du doigt et la direction indiquée par l’index, et à la ressemblance réelle existant entre cette voiture et un dessin ou une esquisse de celle-ci, aucune proximité de fait n’est requise entre le nom « voiture » et le véhicule qui porte ce nom. Dans ce signe, le signans est lié au signatum « indépendamment de toute connexion effective ». La contiguïté entre les deux faces constitutives du symbole « peut être appelée une qualité assignée », selon l’heureuse expression de Peirce en 1867. »[2]

Il en tire une conclusion importante : « La classification des relations entre signans et signatum décrite au début de ce chapitre postulait trois types fondamentaux : une contiguïté effective (l’index)[3], une contiguïté attribuée (le symbole), et une similarité effective (l’icône). Cependant, le jeu des deux dichotomies - contiguïtés/similarité et effectif/assigné [4] - permet une quatrième variété assignée. »[5]

En résumé: 


contiguïté effective: index ou indice



contiguïté assignée: symbole



similarité effective: icône



similarité assignée:



 emblème auto-représentatif                                                                                                                                             

             La similarité assignée est « indissolublement liée à la fonction esthétique des systèmes de signes »[6] . la fonction esthétique est l’extension de la fonction poétique définie pour la littérature : « Les structures sémiotiques avec une fonction poétique dominante ou – pour éviter un terme se rapportant avant tout à l’art littéraire – avec une fonction esthétique, artistique dominante, présentent un domaine particulièrement payant pour la recherche typologique comparative.

            Dans certaines de nos études précédentes, nous avons tenté de décrire les deux facteurs fondamentaux qui opèrent à n’importe quel niveau de langage. Le premier de ces deux facteurs, la « sélection », est produit sur la base de « l’équivalence, de la similarité et de la dissimilarité, de la synonymie et de l’antonymie », tandis que dans le second, « la combinaison », la construction de toute chaîne, « repose sur la contiguïté » : si l’on étudie le rôle de ces deux facteurs dans le langage poétique, il devient clair que « la fonction poétique projette le principe d’équivalence de l’axe de la sélection sur l’axe de la combinaison – l’équivalence est promue au rang de procédé constitutif de la séquence. »[7]

            A deux reprises, Jakobson note que c’est la musique qui pousse le plus loin une « syntaxe d’équivalence » : « Plutôt que de viser quelque objet extrinsèque,  la musique se présente comme un langage qui se signifie soi-même »[8], ou encore : « La sémiosis introversive, le message qui se signifie lui-même, est indissolublement liée à la fonction esthétique des signes et domine non seulement la musique mais également la poésie glossolalique ainsi que la peinture et la sculpture non-figuratives… »[9]

            Une dichotomie supplémentaire, dans le prolongement de la dichotomie effectif/assigné, se constitue entre une « sémiosis introversive » et une « sémiosis extroversive » : « Mais ailleurs, en poésie et dans la plus grande partie de l’art visuel figuratif, la sémiosis introversive, qui joue toujours un rôle cardinal, coexiste et « co-agit » avec une sémiosis extroversive, alors que le comportement référentiel est soit absent, soit très réduit dans les messages musicaux, même dans ce qu’on appelle la musique à programme. »[10]

            Pour l’emblème cinématographique tel que nous tâchons de le définir, la sémiosis introversive coexiste et co-agit avec la sémiosis extroversive. L’icône place immédiatement le cinéma sous le signe de la similarité ; l’emblème le place sou le signe de la similarité assignée. La similarité effective renvoie à la fonction référentielle « spontanée » du cinéma (« l’exactitude documentaire »), la similarité assignée à l’auto-représentation de l’image en tant qu’image (« la vérité picturale »). Le film, alors électrisé, « crépite » : « si l’œuvre d’art cessait de viser ce qu’elle n’est pas elle-même, et ce qu’elle recèle intimement, mais non pas dans une unité symbolique, ni quelque part en dehors d’elle, le caractère de langage serait perdu. L’œuvre, comme cela se produit fréquemment de nos jours, régresserait dans le pré-artistique. Elle cesserait de crépiter. » - Adorno -

            L’icône est un duplicata, un double ; non seulement un double réfléchissant, mais un double absorbant sui tend à inclure un référent souvent créé pour elle et dont l’existence est – en tout cas – fugitive (la précarité d’un décor, l’éclat fugace d’un visage) ; le miroir, comme lieu emblématique de court-circuit, d’interférence, désigne cette capture du réel et cette auto-genèse de l’image. Si nous reprenons ce cas fondamental du miroir, dans lequel se combinent analogie, déplacement et inclusion, c’est parce que nous pensons être en mesure de situer l’emblème parme les catégories relatives des signes essentiels.

-         Du point de vue de la définition générale : il y a emblème (syllepse auto-représentative) chaque fois que l’icône (similarité réelle) se charge par autonymie d’une dimension réflexive (similarité assignée) qui renvoie du message au code. La sémiosis introversive – qui désigne le cinéma lui-même – croise la sémiosis extroversive et produit un « trope mixte », un signe double, une figure hétérogène, élément composite de la fonction esthétique. Métaphore et métonymie se mêlent : le message ressemble au code, le message vaut pour le code.

 

-         Dans ses manifestations concrètes, l’emblème accède à l’ensemble des éléments du tableau de la page 145, dont la relativité a été signalée. A partie de la syllepse auto-représentative comme figure de la similarité assignée, la syllepse de synecdoque serait un emblème indiciel, « partitif » (miroirs et cadres dans le cadre) ; la syllepse de métonymie, un emblème symbolique, « significatif : cinéma-théâtre-sport, ou cinéma-défilement … par exemple, font partie du même ensemble, sont dans une relation de proximité qui fonde un lien métonymique : si l’on donne comme fonction à l’un d’eux de représenter l’autre, par déplacement contraignant (forcé), on s’approche de ce que Peirce définit comme la « contiguïté assignée », c’est-à-dire le symbole[11] ; la syllepse métaphorique, un emblème iconique,  « figuratif » (la relation de similarité domine, immédiatement, concrétisée dans des objets-supports).

L’emblème n’existe que dans le pli de la « similarité assignée », la généralisation de l’analogie ; il y a donc synecdoque, métonymie et même métaphore, dans la métaphore ; la concrétisation de l’emblème selon telle ou telle voie (parmi les trois que nous distinguons) est plutôt de l’ordre du glissement, de la dérivation, que de la discontinuité, de la coupure nette ( de l’unité « discrète », pour employer un terme linguistique) ; c’est une question de relation, de rapport, d’écart plus ou moins grand de l’analogie ou de la proximité ; on peut appliquer « au deuxième degré » de la figure que constituent ces « isotopies hybrides », ce que Bernard Dupriez rappelle pour l’image classique : « l’existence d’un terme propre, exprimé ou non, semble essentielle à la constitution de l’image littéraire traditionnelle. Toutefois, elle ne suffit pas à la constituer : il faut aussi que le rapport entre ce terme et le second soit « analogique ». En effet, si le rapport entre les deux termes est assez étroit pour qu’il n’y ait qu’une seule isotopie, on a une métonymie ou une synecdoque. »[12]



[1]  - Essais de linguistique générale, t. 2, ch. III, Editions de Minuit, Collection « Arguments », pp. 94-95.

[2]  - Il ajoute : « Il n’est pas question de trois types de signes absolument séparés mais seulement d’une hiérarchie différente attribuée aux types de relations réciproques existant entre le signans et le signatum des signes donnés : et, de fait, nous observons des variétés de transition telles que icônes symboliques, symboles iconiques, etc. »

[3]  - C’est nous qui précisons.

[4]  - C’est nous qui soulignons.

[5]  - op. cit. p. 100.

[6]  - op.cit. p. 100.

[7]  - op. cit., p.99.

[8]  - op. cit. , p. 99.

[9]  - op.cit. , p. 99.

[10]  - op. cit. , p.99.

[11]  - Dupriez souligne à deux reprises la parenté de la métonymie et du symbole.

Gradus, p. 292 (article métonymie, remarque 5) : « Le trope consacré par l’usage reçoir souvent le nom de symbole, cf. Lansberg, qui définit le symbole : « trope par lequel on substitue au nom d’une chose, le nom d’un signe que l’usage a choisi pour la désigner », avec l’exemple : quitter la robe pour l’épée (la magistrature pour l’armée). » et p ? 437 ( article symbole, remarque 2) : « Les tropes par lesquels on remplace un signifiant par un autre peuvent s’opérer notamment à la faveur d’une relation de type symbolique entre les signifiés correspondants. »

                Le générique de Stage fright, d’Hitchcock, commence sur le rideau d’apparat d’un théâtre, rideau qui, insensiblement se lève sur une vue d’ensemble du centre de Londres ; nous définirions ce plan comme un emblème symbolique (syllepse de métonymie) : le lever de rideau sur le film. La valeur symbolique d’ « usage » du rideau reçoit une charge supplémentaire en devenant l’inscription originaire artificieuse (un plan obtenu par un trucage qui rend possible ce mixte théâtre-cinéma) du film comme spectacle mensonger ; cela dépasse le principe d’économie narrative typiquement hitchcockien (le titre + le générique informent le spectateur), les données anecdotiques du film (un crime dans les milieux du théâtre), pour désigner le fonctionnement du film lui-même, le leurre qu’il met en scène alors qu’il se présente comme la réalité ; ce film contient de plus le  seul flash-back mensonger du cinéma d’Hitchcock . Ajoutons que le criminel mourra écrasé (tronçonné ?) par le rideau de fer du théâtre abaissé pour l’empêcher de fuir, c’est-à-dire sur la ligne de partage entre la scène et la salle, la réalité et l’illusion…

[12]  - Gradus, p. 242, article Image, remarque 2 : il remarque ailleurs (p. 291) que ces trois tropes principaux « se définissent aujourd’hui plus aisément en extension qu’en compréhension ».


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