CHAPITRE V
L’AUTO DESIGNATION ET LA SYLLEPSE SYNTAXIQUE
1-
Un métacinéma ?
Dans le cas de l’emblème
(spécification imagée de « l’autonymie », en tant
qu’autoreprésentation) le message
renvoie au code. Si l’on s’en tient aux définitions de Jakobson, c’est sur le
message que s’exerce la fonction poétique, esthétique ; c’est sur le code
que s’exerce la fonction métalinguistique ; ainsi, l’emblème se situerait
au croisement, à l’interférence de deux fonctions. Si la fonction esthétique
est relativement aisée à définir et à analyser, on peut se demander s’il
existe, au cinéma, l’équivalent pur de la fonction métalinguistique, si
l’emblème pourrait céder la place à un type plus réflexif et plus analytique de
retour du cinéma sur lui-même.
Nous avons rappelé que la fonction
esthétique (sémiosis introversive) construisait des systèmes équationnels
(parallélismes, symétries, répétitions…) par application du principe
d’équivalence à la construction d’un film. Jakobson remarque qu’il en est de
même pour le métalangage : « On peut faire remarquer que le
métalangage lui aussi fait un usage séquentiel d’unités équivalentes, en
combinant des expressions synonymes en une phrase équationnelle : A=A (la
jument est la femelle du cheval. »[1]
Mais c’est de façon inversée par
rapport à la fonction poétique : « entre la poésie et le
métalangage, il y a une opposition diamétrale, dans le métalangage, la séquence
est utilisée pour construire une équation, tandis qu’en poésie, c’est
l’équation qui sert à construire la séquence ».[2]
Jakobson affirme l’exclusivité
linguistique du métalangage : « Si le film rivalise avec la
complexité de la narration verbale, il existe un type substantiel de structures
syntaxiques que seules les langues naturelles ou formalistes sont capables
d’engendrer, à savoir les jugements, les propositions générales et surtout les
propositions équationnelles. C’est dans ce domaine que le langage déploie sa
force et sa portée la plus grande pour la pensée humaine et pour la
communication humaine. »[3]
Pasolini, toutefois, a introduit le
terme de « métacinéma » dans ses écrits théoriques. Voici
trois citations extraites de « L’Expérience hérétique »[4] :
- « Exemples : Godard,
Straub, Rocha etc ? Toute œuvre d’art est métalinguistique (Jakobson) – ne
varie seulement que le degré de conscience métalinguistique entre un auteur et
un autre. A travers le bouleversement du rapport entre contiguïté et similarité
du discours, l’auteur obtient l’infraction au code qui fait son message – aux
yeux du destinataire – une « attente déçue » (Remarquons que Jakobson
définit le style comme « une attente déçue »). »
- « Faire le cinéma du cinéma,
ou « poser dans le film le problème du film lui-même » ; etc. ne
signifie rien d’autre qu’opter directement pour la déception du
destinataire. »
- « L’infraction au code – la
liberté par rapport au cinéma – réalisées à travers la conscience
métalinguistique au cinéma, est donc un phénomène sadomasochiste qui est même
trop facilement analysable en laboratoire (pas même moi, en tant que metteur en
scène, ne s’en déclare exempt : au contraire !) ».
L’intérêt général de ces remarques
demeure, mais elles ne définissent pas précisément le « métacinéma » ;
elles traitent autant de l’innovation (« l’infraction au code »),
du style (« attente déçue »), de la lucidité formelle de
l’auteur (« conscience métalinguistique »), sans analyser leur
mode d’inscription dans le film, que du « cinéma dans le cinéma ».
Peut-être se souvenait-il de ce qu’il
avait écrit quelques années auparavant[5] :
« Dans sa recherche d’un dictionnaire en tant qu’opération fondamentale
et préliminaire, l’auteur cinématographique ne pourra jamais recueillir de
termes abstraits.
Là est probablement la différence
essentielle entre l’œuvre littéraire et l’œuvre cinématographique…
l’institution linguistique, ou grammaticale de l’auteur cinématographique est
constituée d’images : et les images sont toujours concrètes, jamais
abstraites (ce n’est que par une prévision à très long terme, des millénaires,
que l’on peut concevoir des images-symboles qui seraient soumises à une
révolution comparable à celle des mots, ou du moins des racines, qui,
originellement concrètes, sont devenues abstraites par les fixations de l’usage). C’est pourquoi le cinéma est,
pour le moment, un langage artistique non-philosophique. Il peut être parabole,
jamais expression conceptuelle directe. »
Jean-Claude Biette reviendra sur cette question du métacinéma [6] , non pas tant pour l’éclairer que pour tracer en pointillé une histoire dont nous pourrons tirer quelques enseignements : « Pasolini a eu un gros choc en voyant Femmes femmes de Vecchiali parce qu’il y sentait du cinéma d’après-Godard, c’est un cinéma qui intériorise le métalangage – le métalangage est digéré à l’intérieur du film, il n’est pas en surplomb, il n’agit plus comme effet d’intimidation. Et en fait, il y a un sens historique à çà, parce qu’à l’époque d’Ophuls les conventions étaient suffisamment ouvertes pour que le cinéma soit vivant sans avoir besoin de revenir à ce métalangage qui est venu à une époque où le cinéma était complètement sclérosé. J’appelle métalangage le cinéma où les figures stylistiques sont assez clairement désignées, le film qui en même temps produit la figure du cinéma. »
Ainsi les modes de production de la « figure du cinéma » (l’emblème, le métacinéma) pourraient avoir une histoire : l’emblème, présent comme un luxe tranquille dans le cinéma des origines et dans le cinéma classique, mené à son comble d’efficacité dans le système formel d’Hitchcock[7](Rear Window, Vertigo, par exemple), souvent comme indice métaphysique du Faux (dont l’équivalent littéraire – antérieur - serait Chesterton), généralisé dans le cinéma moderne qui en fait la marque d’une conscience formelle critique, réactivement nié au profit de la restauration du scénario lucratif, mais aussi appauvri et dilué par l’usure des formes reprises en deçà de leur pleine signification et intégré à un nouvel académisme (le « procédisme », le maniérisme comme pratique du « Faux », au sens rhétorique du terme)[8] .
Godard, plus que jamais contemporain, fait une catalyse incessante de l’artifice ; dans ses deux derniers films, Détective et Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma, la forme est en avance sur le contenu.
Pialat joue peu sur l’effet d’intimidation d’un « métacinéma en surplomb » ; il fait de l’emblème un combat : tâcher que « le signe comme chose » et « la chose signifiée » ne soient plus « exclusifs l’un de l’autre »[9] sans pour autant les réduire l’un à l’autre.
Au-delà de leurs approximations et de leur intérêt historique ; mes formulations de Jean-Claude Biette permettent un affinement méthodologique. Une fois posé que le métalangage au cinéma ne peut-être que relatif, impur, la distinction entre un « métalangage absorbé » et un « métalangage en surplomb », nous conduit à différencier L’autoreprésentation intégrée (l’emblème et ses figures) et l’autoreprésentation extériorisée par le langage, par le montage.
[1] - Essais de linguistique générale, Tome I,
Linguistique et poétique, p. 221.
[2] - Ibidem.
[3] - Tome II, Rapports externes et internes
au langage, p. 103.
[4] - Le Cinéma impopulaire, Traces,
Payot, pp. 248-249.
[5] - Le Cinéma de poésie, L’Expérience
hérétique, 1965, p. 140.
[6] - Dix ans près et loin de Pasolini, Numéro
spécial des Cahiers du cinéma, p. 58.
[7] - Rappelons que Gilles Deleuze fait
d’Hitchcock l’inventeur de « l’image mentale ou l’image-relation »
et il « s’en sert pour clôturer l’ensemble des
images-actions ». Cinéma I, L’image-mouvement, p. 276.
[8] - cf. Dupriez, article Faux du Gradus :
« On effectue la forme mais avec un autre sens », « le faux
montré est la dénudation », pp. 215-216. « Pour qu’un procédé
soit dénudé… il faut d’abord qu’il soit faux au sens rhétorique du mot… ensuite
que l’artifice soit montré par l’auteur lui-même », Dénudation, p.
147.
[9] - En mettant à la forme négative la formule
de François Récanati citée par Bernard Magné, op. cit, p. 79.
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