II - La littérature et le mythe :
« Voilà ce que produit la lecture historique
Et celle des romans…
(Desmarets, Les Visionnaires, III, 4)
Autre forme, autre sens ; le fou
de comédie ne meurt pas ; il persévère dans sa folie ; son étrangeté
vient de son « inexistence » ; il est le personnage fictif par
excellence, parfaitement lisible.
Les
Visionnaires, de Desmarets de Saint-Sorlin, est une pièce exemplaire ;
cette comédie est entièrement consacrée à la folie ; sept de ses neuf
personnages, « sont atteints chacun de quelque folie particulière… de
ces folies pour lesquelles on n’enferme personne »[1], le
huitième est bien sot, le neuvième n’a qu’un rôle d’appoint.
Ce
tableau résume folies et situations :
1 père :
Alcidon
(1 parent : Lysandre)
3 filles :
Mélisse (amoureuse d’Alexandre le grand)
Hespérie (« Qui croit que chacun l’aime »)
Sestiane (amoureuse imaginaire)
4 prétendants :
Artabaze (capitan)
Amidor (poète extravagant)
Filidan ( amoureux en idée)
Phalante (riche de la comédie)
Ces folies ont un rapport direct avec
la littérature :
-
Artabaze, le cavalier extravagant, n’existe que par les
mythes qu’il forge ou qu’il emprunte ; il s’invente une biographie
héroïque :
« Le
Dieu Mars m’engendra d’une fière Amazone
Et
je suçai le lait d’une affreuse lionne. » (I, 1)
Sa vie
est une histoire sacrée, ses exploits ont recréé le monde :
« Et
c’est par mon pouvoir et par cette aventure
Qu’en
nos jours s’est changé l’ordre de la nature.»
(I, 1)
Le
mythe prolonge et justifie l’ostentation du personnage.
-
Amidor,
« L’esprit forge-vers », est le créateur et la victime
d’illusions semblables ; sa fureur poétique crée des orages et des cataclysmes ;
il court se mettre à l’abri, sous un rocher, de la tempête qu’il organise dans
son poème, prenant ainsi la fiction pour la réalité et donnant aux mots
un pouvoir qu’ils n’ont pas.
-
La
littérature amoureuse a ravagé Filidan, Sestiane ne perçoit de réalité que
théâtrale, et les visions de Phalante, riche imaginaire, ressemblent aux décors
de la pastorale et de la tragi-comédie ; Mélisse se réfère, comme Artabaze,
au mythe et à l’histoire :
« Après
ce que j’ai lu de ce grand Alexandre… » (II, 1). Seul le récit de la vie d’Alexandre est vrai
; les rapports du réel et de l’imaginaire, du vrai et du faux s’inversent.
Et il y a plus grave, et plus
intéressant : la comédie ne s’achève pas, les mariages n’ont pas lieu, la
folie empêche l’intrigue de se nouer ; les personnages refusent
d’abandonner leurs obsessions : Mélisse reste amoureuse d’Alexandre,
Sestiane craint qu’un mari ne l’empêche d’aller à la comédie , Artabaze
est surtout amoureux de lui-même, Filidan n’a jamais vu l’objet de son amour,
Amidor a une passion aveugle pour l’hyperbole.
Au cours du déroulement de la pièce
des rapports complexes s’ébauchent entre les personnages et entre les genres
littéraires, entre personnages et genres ; la pièce semble se dédoubler et
fourmiller de pièces virtuelles ; un différend naît entre deux des sœurs,
Sestiane intervient et dit :
« Vraiment, c’est un sujet pour
une comédie » (II,3).
Elle écoute parler Amidor et Filidan,
et refuse de croire à la vérité de leurs répliques :
« Non c’est un dialogue, Amidor
l’étudie
Pour en faire une scène en une
comédie » (III,
4).
La pièce s’épaissit des récits
d’autres pièces possibles, de poèmes faits ou à faire ; Artabaze avoue que
le livre de ses exploits a été écrit (référence à Don Quichotte), mais
que, malheureusement, le livre et son auteur ont péri dans un naufrage.
Un projet semble prêt à
réussir : les personnages pourraient enfin avoir des rapports harmonieux
grâce à une fiction qui leur donnerait le rôle qui les obsède ; cet
espoir, c’est la tragédie sur la vie d’Alexandre le Grand qu’Amidor se propose d’écrire.
Artabaze est tout désigné pour jouer Alexandre er Mélisse est déjà la femme
amoureuse du héros ; mais, bien qu’un jeu théâtral s’établisse
momentanément entre les personnages, la pièce ne peut se faire : Artabaze
accepte de dire : « Je suis cet Alexandre », mais refuse
de dire : « effroi de l’univers », titre qu’il s’est
octroyé et qu’il ne veut pas céder à un autre (la confusion entre le
« réalité » et la fiction est
constante ; Artabaze croit Alexandre vivant, doué de vie par les vers
d’Amidor) ; il s’impatiente :
« Laissons la tragédie, je
m’appelle Artabaze
Plus craint que le tonnerre, et
l’orage, et les vents. » (IV, 2).
Mélisse, un moment amoureuse de cet
Artabaze-Alexandre, retourne à son unique obsession – le spectacle dans le
spectacle n’aura pas lieu, l’intrigue « interne » ne peut se nouer.
Bien plus qu’une satire
psychologique, la comédie de Desmarets est un texte sur l’impossible harmonie
des langages ; harmonie impossible et pourtant réalisée par la confection
de cette comédie subversive (en ce sens que, d’un certain point de vue, elle
met la littérature en question), de ce spectacle nouveau qui renvoie sans cesse
aux lois même de son déroulement, et où les personnages sont avant tout des
fragments du texte (renvoyant en permanence à d’autres textes), d’une
juxtaposition de fantasmes. Le père est constamment ravi par les discours des
prétendants, contaminé par la névrose littéraire, jusqu’à qu’il s’aperçoive que
ces textes ne « recouvrent » aucune « réalité » (la
désillusion la plus grande, qui est en même temps la mesure du
« pouvoir » - à la fois littéraire et affectif - de la littérature,
se produisant comme de juste au moment où le « riche » avoue sa
pauvreté).
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