« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

La Folie dans le théâtre baroque français. 3.

 



II -                  La littérature et le mythe :


« Voilà ce que produit la lecture historique

 Et celle des romans… 

(Desmarets, Les Visionnaires, III, 4)

 

                        Autre forme, autre sens ; le fou de comédie ne meurt pas ; il persévère dans sa folie ; son étrangeté vient de son « inexistence » ; il est le personnage fictif par excellence, parfaitement lisible.

                   Les Visionnaires, de Desmarets de Saint-Sorlin, est une pièce exemplaire ; cette comédie est entièrement consacrée à la folie ; sept de ses neuf personnages, « sont atteints chacun de quelque folie particulière… de ces folies pour lesquelles on n’enferme personne »[1], le huitième est bien sot, le neuvième n’a qu’un rôle d’appoint.

                   Ce tableau résume folies et situations :

 

          1 père :        

                              Alcidon          

           (1    parent :  Lysandre       


   3 filles :           

   Mélisse  (amoureuse d’Alexandre le grand)            

   Hespérie (« Qui croit que chacun l’aime ») 

    Sestiane (amoureuse imaginaire)  


 4 prétendants :   

        Artabaze (capitan)  

         Amidor (poète extravagant)

         Filidan ( amoureux en idée)

         Phalante (riche de la comédie)     

      

Ces folies ont un rapport direct avec la littérature :

-         Artabaze,  le cavalier extravagant, n’existe que par les mythes qu’il forge ou qu’il emprunte ; il s’invente une biographie héroïque :

« Le Dieu Mars m’engendra d’une fière Amazone

Et je suçai le lait d’une affreuse lionne. » (I, 1)

Sa vie est une histoire sacrée, ses exploits ont recréé le monde :

« Et c’est par mon pouvoir et par cette aventure

Qu’en nos jours s’est changé l’ordre de la nature.»  (I, 1)

Le mythe prolonge et justifie l’ostentation du personnage.

-         Amidor, « L’esprit forge-vers », est le créateur et la victime d’illusions semblables ; sa fureur poétique crée des orages et des cataclysmes ; il court se mettre à l’abri, sous un rocher, de la tempête qu’il organise dans son poème, prenant ainsi la fiction pour la réalité et donnant aux mots un pouvoir qu’ils n’ont pas.

-         La littérature amoureuse a ravagé Filidan, Sestiane ne perçoit de réalité que théâtrale, et les visions de Phalante, riche imaginaire, ressemblent aux décors de la pastorale et de la tragi-comédie ; Mélisse se réfère, comme Artabaze, au mythe et à l’histoire :

« Après ce que j’ai lu de ce grand Alexandre… » (II, 1). Seul le récit de la vie d’Alexandre est vrai ; les rapports du réel et de l’imaginaire, du vrai et du faux s’inversent.

Et il y a plus grave, et plus intéressant : la comédie ne s’achève pas, les mariages n’ont pas lieu, la folie empêche l’intrigue de se nouer ; les personnages refusent d’abandonner leurs obsessions : Mélisse reste amoureuse d’Alexandre, Sestiane craint qu’un mari ne l’empêche d’aller à la comédie , Artabaze est surtout amoureux de lui-même, Filidan n’a jamais vu l’objet de son amour, Amidor a une passion aveugle pour l’hyperbole.

Au cours du déroulement de la pièce des rapports complexes s’ébauchent entre les personnages et entre les genres littéraires, entre personnages et genres ; la pièce semble se dédoubler et fourmiller de pièces virtuelles ; un différend naît entre deux des sœurs, Sestiane intervient et dit :

« Vraiment, c’est un sujet pour une comédie » (II,3).

Elle écoute parler Amidor et Filidan, et refuse de croire à la vérité de leurs répliques :

« Non c’est un dialogue, Amidor l’étudie

Pour en faire une scène en une comédie » (III, 4).

La pièce s’épaissit des récits d’autres pièces possibles, de poèmes faits ou à faire ; Artabaze avoue que le livre de ses exploits a été écrit (référence à Don Quichotte), mais que, malheureusement, le livre et son auteur ont péri dans un naufrage.

Un projet semble prêt à réussir : les personnages pourraient enfin avoir des rapports harmonieux grâce à une fiction qui leur donnerait le rôle qui les obsède ; cet espoir, c’est la tragédie sur la vie d’Alexandre le Grand qu’Amidor se propose d’écrire. Artabaze est tout désigné pour jouer Alexandre er Mélisse est déjà la femme amoureuse du héros ; mais, bien qu’un jeu théâtral s’établisse momentanément entre les personnages, la pièce ne peut se faire : Artabaze accepte de dire : « Je suis cet Alexandre », mais refuse de dire : « effroi de l’univers », titre qu’il s’est octroyé et qu’il ne veut pas céder à un autre (la confusion entre le « réalité »  et la fiction est constante ; Artabaze croit Alexandre vivant, doué de vie par les vers d’Amidor) ; il s’impatiente :

« Laissons la tragédie, je m’appelle Artabaze

Plus craint que le tonnerre, et l’orage, et les vents. » (IV, 2).

Mélisse, un moment amoureuse de cet Artabaze-Alexandre, retourne à son unique obsession – le spectacle dans le spectacle n’aura pas lieu, l’intrigue « interne » ne peut se nouer.

Bien plus qu’une satire psychologique, la comédie de Desmarets est un texte sur l’impossible harmonie des langages ; harmonie impossible et pourtant réalisée par la confection de cette comédie subversive (en ce sens que, d’un certain point de vue, elle met la littérature en question), de ce spectacle nouveau qui renvoie sans cesse aux lois même de son déroulement, et où les personnages sont avant tout des fragments du texte (renvoyant en permanence à d’autres textes), d’une juxtaposition de fantasmes. Le père est constamment ravi par les discours des prétendants, contaminé par la névrose littéraire, jusqu’à qu’il s’aperçoive que ces textes ne « recouvrent » aucune « réalité » (la désillusion la plus grande, qui est en même temps la mesure du « pouvoir » - à la fois littéraire et affectif - de la littérature, se produisant comme de juste au moment où le « riche » avoue sa pauvreté).



[1] Desmarets, Argument de la pièce.

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La Splendeur des Amberson


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