I
DOUBLES ET TIERS : DUALITE/TIERCEITE
La famille du film est une famille
traditionnelle et, malgré tout, elle le restera ; ce qui rend originale, c’est
qu’elle est un incessant montage, démontage, remontage de doubles, de
couples, de paires, de duos, voire de duels... réseaux emboîtés, déboités. Le
repas de famille, en particulier, est une composition, décomposition,
recomposition de doubles, en conjonction/disjonction. Il y a une mise en série,
une « sériation », de « couples » familiaux divers et
variés : sœurs et frères, maris et femmes, pères et mères, fiancé et
fiancée, amis et amis...
Et c’est le « couple
idéal », idéel, formé par les deux « Charlie » (Charles,
l’oncle, et Charlotte, la nièce, qui ont le même diminutif...) qui occupe la
place centrale et en grande partie clandestine ; ainsi, Charlotte dit à
son oncle :
« Je suis contente de porter ton
nom, que nous soyons pareils ...
Nous ne sommes pas seulement oncle et nièce... Je te connais bien...Tu es
secret, moi aussi . Je sens qu’au fond de toi, il y a une chose que chacun
ignore, secrète et magnifique. Je la trouverai... Nous sommes des jumeaux, nous
devons savoir. » Le programme est donné...
Charlotte est aussi le double de sa
mère, maîtresse de maison et, à table, à deux reprises, elle prend sa place ;
mais Charlotte a deux autres doubles : son oncle Charles, donc, et aussi son fiancé, Jack, qui a un double : Saunders...
Roger, le père de Charlotte, lui aussi, a
un double - son ami, Herbert – avec qui il invente de faux criminels et
de fausses enquêtes qui renvoient à « la Société des connaisseurs de
crimes » du live de Thomas de Quincey : « De l’assassinat
considéré comme un des beaux-arts ».
Les lieux filmés se dédoublent eux
aussi : la cuisine/la salle à manger, les deux chambres, dont l’une avec
des lits jumeaux pour les deux sœurs, la maison/la rue, les deux cafés, deux
fois la gare, deux trains (arrivée/ départ, début/fin, extérieur/intérieur)... etc.
Les entrées et les sorties des
« doubles » se multiplient, par exemple la fuite de Charlotte avant
la fin du second repas : phénomènes d’attraction/répulsion, de réunion et
de dispersion, qui trouvent leurs équivalents cinématographiques dans les
ellipses et les raccords abrupts .
Tout cela suscite aussi des parallélismes et des symétries, des alternances
et des convergences : le montage serait une « télépathie » ou
une « télégraphie », deux mots employés dans la séquence de la poste.
La coïncidence des appels téléphoniques des doubles oncle/nièce couchés, a été
préparée par le montage en parallèle qui construit une télé-graphie
du désir qu’ont les personnages de se voir, une mise en relation par télé-pathie,
une télé-portation esthétique en mouvement fondée sur la proximité
indirecte et fugace d’un lointain.
Mais il ne s’agit pas d’une binarité
réductrice : une dialectique incessante anime les doubles par
l’intervention de tiers multiples : chaque membre de la famille
sert ponctuellement d’intermédiaire, de tierce personne, d’élément direct ou
indirect de mise en relation active et de réflexion, de suspicion
et d’enquête.
La fêlure
qui se diffuse en « étoilement » dans la famille, peut-être cet
accident ancien raconté par la mère, éventuel
trauma originel de l’oncle, étoilement dont les faisceaux lumineux touchent
progressivement tous les rouages par l’intervention dialectique des tiers, est mise
au service d’un principe esthétique, qui relève d’une tiercéité fondée
sur la mise en relation[1] :
le suspense, notion fondamentale du cinéma d’Hitchcock et, grâce à la
pratique et à la théorisation que celui-ci en a faites, de l’histoire du cinéma.
[1] Pour Gilles
Deleuze, Hitchcock est l’inventeur de « l’image mentale » - la « Tiercéité »
- ou « image-relation ». Cf. Cinéma 1, l’image-mouvement, Les
Editions de Minuit, 1983, en particulier de la p. 266 à la p.277.
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