« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

L'Ombre d'un double, à propos de "L'Ombre d'un doute", d'Alfred Hitchcock. .2.

 

                            I


                   DOUBLES ET TIERS : DUALITE/TIERCEITE

 

La famille du film est une famille traditionnelle et, malgré tout,  elle le restera ; ce qui rend originale, c’est qu’elle est un incessant montage, démontage, remontage de doubles, de couples, de paires, de duos, voire de duels... réseaux emboîtés, déboités. Le repas de famille, en particulier, est une composition, décomposition, recomposition de doubles, en conjonction/disjonction. Il y a une mise en série, une « sériation », de « couples » familiaux divers et variés : sœurs et frères, maris et femmes, pères et mères, fiancé et fiancée, amis et amis...

Et c’est le « couple idéal », idéel, formé par les deux « Charlie » (Charles, l’oncle, et Charlotte, la nièce, qui ont le même diminutif...) qui occupe la place centrale et en grande partie clandestine ; ainsi, Charlotte dit à son oncle :

« Je suis contente de porter ton nom, que nous soyons pareils ... Nous ne sommes pas seulement oncle et nièce... Je te connais bien...Tu es secret, moi aussi . Je sens qu’au fond de toi, il y a une chose que chacun ignore, secrète et magnifique. Je la trouverai... Nous sommes des jumeaux, nous devons savoir. » Le programme est donné...

Charlotte est aussi le double de sa mère, maîtresse de maison et, à table, à deux reprises, elle prend sa place ; mais Charlotte a deux autres doubles : son oncle Charles, donc,  et aussi son fiancé,  Jack, qui a un double : Saunders... Roger,  le père de Charlotte, lui aussi, a un double  - son ami, Herbert – avec qui il invente de faux criminels et de fausses enquêtes qui renvoient à « la Société des connaisseurs de crimes » du live de Thomas de Quincey : « De l’assassinat considéré comme un des beaux-arts ».

Les lieux filmés se dédoublent eux aussi : la cuisine/la salle à manger, les deux chambres, dont l’une avec des lits jumeaux pour les deux sœurs, la maison/la rue, les deux cafés, deux fois la gare, deux trains (arrivée/ départ, début/fin, extérieur/intérieur)... etc.

Les entrées et les sorties des « doubles » se multiplient, par exemple la fuite de Charlotte avant la fin du second repas : phénomènes d’attraction/répulsion, de réunion et de dispersion, qui trouvent leurs équivalents cinématographiques dans les ellipses et les raccords abrupts .

Tout cela suscite aussi  des parallélismes et des symétries, des alternances et des convergences : le montage serait une « télépathie » ou une « télégraphie », deux mots employés dans la séquence de la poste. La coïncidence des appels téléphoniques des doubles oncle/nièce couchés, a été préparée par le montage en parallèle qui construit une  télé-graphie  du désir qu’ont les personnages de se voir, une mise en relation par  télé-pathie, une télé-portation esthétique en mouvement fondée sur la proximité indirecte et fugace d’un lointain.

Mais il ne s’agit pas d’une binarité réductrice : une dialectique incessante anime les doubles par l’intervention de tiers multiples : chaque membre de la famille sert ponctuellement d’intermédiaire, de tierce personne, d’élément direct ou indirect de mise en relation active et de réflexion, de suspicion et d’enquête.  

  La fêlure qui se diffuse en « étoilement » dans la famille, peut-être cet accident ancien raconté par la mère, éventuel  trauma originel de l’oncle, étoilement dont les faisceaux lumineux touchent progressivement tous les rouages par l’intervention dialectique des tiers, est mise au service d’un principe esthétique, qui relève d’une tiercéité fondée sur la mise en relation[1] : le suspense, notion fondamentale du cinéma d’Hitchcock et, grâce à la pratique et à la théorisation que celui-ci en a faites, de l’histoire du cinéma.



[1] Pour Gilles Deleuze, Hitchcock est l’inventeur de « l’image mentale » - la « Tiercéité » -  ou « image-relation ».  Cf. Cinéma 1, l’image-mouvement, Les Editions de Minuit, 1983, en particulier de la p. 266 à la p.277.

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