« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

L'Ombre d'un double, à propos de "L'Ombre d'un doute" d'Alfred Hitchcock. 3.

 


                              II

 LE SUSPENSE : UN SPECTATEUR AVERTI

 

Quel est le « principe » du suspense selon Hitchcock ? « Il s’agit de donner au public une information une infirmation que les personnages de l’histoire ne connaissent pas encore ; grâce à ce principe, le public en sait plus long que les héros et il peut de poser avec plus d’intensité la question : « comment la situation va-t-elle pouvoir se résoudre ? » .»[1]

Il s’agit d’un principe organisateur inclusif ; autre duo, semble-t-il : le spectateur/le film ; le film est pour le spectateur et le spectateur, par le jeu fluctuant des identifications multiples, se construit aussi des « doubles »... mais c’est en fait la réflexion que suscite le suspense qui le construit en tant que tiers pensant : tiercéité fondamentale car Deleuze, reprenant Truffaut, rappelle que « Dans l’histoire du cinéma, Hitchcock apparaît comme celui qui ne conçoit plus la constitution d’un film en fonction de deux termes, le metteur en scène et le film à faire, mais en fonction de trois : le metteur en scène, le film, et le public qui doit entrer dans le film, ou dont les réactions doivent faire partie intégrante du film (tel est le sens explicite du suspense, puisque le spectateur est le premier à « savoir » les relations). »[2]

Dès le début de « L’Ombre d’un doute », on sait que le personnage principal est surveillé, qu’il est en fuite et qu’il possède une forte somme d’argent : ce n’est pas l’oncle idéal. On se doute que c’est un criminel : reste à savoir ce qu’il a fait précisément,  qui va le découvrir, quand et comment ?

Il y a donc une grande différence entre le suspense et la « surprise », même si des enchaînements peuvent les rapprocher. Prenons un exemple de « surprise » : la chute de Charlotte dans l’escalier, surprise atténuée parce que l’oncle regarde à la fenêtre et que l’on entend  l’air de la valse[3] qui est le leitmotiv du meurtrier. Charlotte elle-même réfléchit à sa chute et c’est un raccord sur le regard qui crée un lien avec l’oncle. La « surprise » arrive à la limite du « suspense ».

Suspense que l’on retrouve ponctuellement dans la séquence de l’asphyxie de Charlotte dans le garage : nous avons vu le piège mis en place par l’oncle qui veut tuer sa nièce parce qu’elle le soupçonne d’être l’assassin des veuves. Nous avons envie de lui dire, comme à guignol, « Non, n’y va pas ! », d’autant plus que depuis une séquence précédente de flirt au garage entre Charlotte et son fiancé, nous savons que la porte se coince et qu’on ne peut pas l’ouvrir de l’intérieur.

Il y a d’autres variations de détail par rapport à la trajectoire d’ensemble du suspense : ainsi, Herbert, l’ami du père de Charlotte, annonce que le meurtrier recherché a été identifié et qu’il est mort...  mais Charlotte et le public en savent plus que les deux policiers   qui  croient devoir abandonner la surveillance de l’oncle et de la maison familiale.

Le film construit peu à peu la convergence des savoirs et leur égalité croissante: l’oncle sait que sa nièce sait, elle sait qu’il sait qu’elle sait, le spectateur sait qu’ils savent... Une lutte à mort est enclenchée : l’un des deux doit mourir, les « doubles » ne sont plus complémentaires mais « supplémentaires ». Reste à savoir comment la réduction s’opèrera.



[1] François Truffaut, Le Cinéma selon Hitchcock, p.93

[2] Gilles Deleuze, Opus cité,  p. 272.

[3] La Veuve joyeuse, de Franz Leàr,  « dramatic irony » appliquée au suspense.

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