6.
Je vais maintenant emprunter à Martin
Jay la notion complémentaire de multiples « régimes scopiques » de la
« modernité européenne » et de certaines de leurs formes
irrégulières : entre autres « l’esthétique tactile du baroque,
où le corps revient pour détrôner le regard indifférent du spectateur cartésien
désincarné. » [1]
La profondeur de champ wellesienne
(nous en avons analysé un exemple) « met en scène » la perspective cartésienne et,
simultanément, la ruine:
-
par
le décentrement du point de vue,
-
par
l’abondance figurative : celle des mouvements des personnages, celle des
éléments visuels fixes ou mobiles (surcharge d’objets) et celle de multiples
obstacles qui brouillent ou oblitèrent la vue,
-
par
l’utilisation des travellings et des panoramiques qui semblent chercher à animer la fixité de ce
qui est filmé.
Un élément technique renforce elle
aussi cette esthétique tactile : Welles a choisi un objectif peu
utilisé, le 18,5 (cf. entretien avec Welles) qui est l’équivalent d’un
grand angulaire : focale courte (grand angle) qui permet de faire entrer
dans le cadre presque tous les éléments qui sont devant vous, point de vue
original qui sollicite un contact différent avec le spectateur, une sorte de
« toucher, de contact visuel ».
Cette esthétique se diffuse aussi par
le travail sur l’éclairage, les lumières : éclairage souvent spectral,
opacité des vitres, contre-jours, noirs passagers, contrastes accentués par les
raccords sur le mouvement. Le montré et le caché, le clair et l’obscur, le
visible et l’invisible. Portes ouvertes ou fermées comme ouverture ou clôture
des plans ou des séquences .Des images au bord de leur propre disparition
ou dans la saisie de leur apparition-réapparition... Le cinéma en train de se
faire : auto-représentation (le cinéma se représente lui-même,
par ses propres moyens). Par exemple, la projection du rideau de
dentelles sur le visage d’Isabel et de George pris dans leur toile d’araignée. Autre
exemple « en miroir » : Scène de la baignoire :
tourbillon du robinet d’eau, contre-plongée avec personnage au premier plan
(profondeur de champ), dédoublement dans
le miroir : « Arrête le mélodrame », dit
son oncle à George, indication de genre.
Déjà, beaucoup de ces éléments
renvoient à l’esthétique Baroque .
Nouvelles références géométriques : la figure du classique - qui succède historiquement au baroque,
défini par certains comme « la corde la plus tendue du baroque »[2],
mais l’opposition est plus générale - serait le cercle, avec un seul centre,
par exemple, par rapport à une famille « classique » un cercle de
famille autocentré, unité d’action[3].
La figure du Baroque serait du
domaine de l’anamorphose[4], de
l’étirement, de la « dilatation axiale » du cercle en ellipse, Le baroque comme « retombée(s) de
l’ellipse, comme « guerre entre le cercle et l’ellipse »[5] ce
qui introduit deux centres : l’un clair, l’autre obscur...
alternativement. La famille baroque serait, une double famille, bipolarisée, ce
qui établit des décentrements, des parallélismes, des séries (une sériation),
des reprises, des répétitions...
Double centre, double foyer : « une double
famille » :
mère veuve d’un côté avec un fils/ père veuf de l’autre avec une fille. Les
deux belles-sœurs. Familles « en miroir ».
Quelques détails : Isabel
est qualifiée « divine et ridicule », les deux s’annulent, il ne
reste rien : « je ne suis rien », dit-elle ; bi-polarité
annulée, exténuation du baroque. Mais persistance : les deux
« mères » de Georgie : Isabel
(divine)et Fanny (ridicule), deux autres « centres »
s’affrontent : Morgan, George. Lors du voyage d’Isabel et de George, les
deux « centres » affectifs (Isabel/Eugène, George/Lucy)
s’éloignent : étirement de l’ellipse à l’infini... L’amour de jeunesse de
l’oncle, qu’il évoque à la gare : autre centre perdu... parallélisme et
multiplication. Triple famille.
Si l’on en revient au décor : on
peut parler de surcharge « rococo » (style gothique) comme exhibition de la richesse (la deuxième
maison « Amberson » - pour Eugène – sera de style
« géorgien »). Le rococo comme cristallisation
(chosification, réification) médiocre du baroque.
Une citation extraite d’un entretiens
avec Orson Welles à propos de son projet de film Macbeth :
« Macbeth ne sera pas emphatique mais c’est un film baroque.
Oui, mais baroque ne signifie pas rococo.
Il m’est très difficile d’imaginer un
film shakespearien qui ne soit pas baroque sur le plan visuel : ses
drames sont de la Renaissance, ils n’appartiennent pas à l’époque de Brecht. »[6]
A
suivre ...
[1]
Martin Jay 1993 : « Les Régimes scopiques de la modernité »
P. 17 « Existence de « régimes scopiques »
multiples dans la modernité européenne. Deux régimes qui se distinguent du mode
dominant de la perspective (« perspectivisme cartésien ») :
1 « Dans le premier régime, la vision est fragmentée et concentrée
sur le matériel ou l’empirique. En tant que telles, les préoccupations
hiérarchiques et spatiales de la perspective sont présumées subverties, sinon
démantelées. » 2 : formes irrégulières et à « l’esthétique tactile du baroque,
où le corps revient pour détrôner le regard indifférent du spectateur cartésien
désincarné. » p. 17.
[2]Le classicisme n’est que la corde la plus tendue du
baroque.
Cité par Ponge dans Pour un
Malherbe de Henri
Maldiney
[3]
« Revenons à la
raréfaction de la folie dans le théâtre – à ce passage d’une période dite
préclassique à la grande époque classique : elle peut aussi s’expliquer
par une usure des formes et des significations, à l’intérieur de la série
littéraire ; le système se modifiant lorsque la « fonction »
(fonction ici avant tout spectaculaire) du monologue du fou ne joue plus. Avant
de disparaître, il s’allège : la simple désignation tend à remplacer la
description fantasmatique et ses outrances ; la folie d’Oreste[3]
et la déraison de Phèdre (au confluent poétique de réel et de l’irréel, aux
frontières indécises de la folie, de la raison et du mythe), ne sont que
l’ombre de rêves encore plus effrayants. » Bernard Chamayou, La Folie
dans le théâtre baroque français. Mémoire de maîtrise de lettres modernes,
Septembre 1968.
[4]
Anamorphose : image déformée d’un objet, donnée par un miroir courbe ou
par un système optique non-sphérique...
[5] Severo
Sarduy, Barroco. Editions du Seuil, 1975. Références à
l’antiquité : physique, cosmogonie, cosmologie. Parallélisme et tension
structurelles entre le cercle et l’ellipse.
[6]
ORSON WELLES, SHAKESPEARE, WELLES ET LES TAUPES, de Richard Marienstras . Positif,
juillet-août 1974.
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