« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

La splendeur des Amberson. 6.

 



6.

 

 

Je vais maintenant emprunter à Martin Jay la notion complémentaire de multiples « régimes scopiques » de la « modernité européenne » et de certaines de leurs formes irrégulières : entre autres « l’esthétique tactile du baroque, où le corps revient pour détrôner le regard indifférent du spectateur cartésien désincarné. » [1]


La profondeur de champ wellesienne (nous en avons analysé un exemple) « met en scène » la perspective cartésienne et, simultanément, la ruine:

-         par le décentrement du point de vue,

-         par l’abondance figurative : celle des mouvements des personnages, celle des éléments visuels fixes ou mobiles (surcharge d’objets) et celle de multiples obstacles qui brouillent ou oblitèrent la vue,

-         par l’utilisation des travellings et des panoramiques qui  semblent chercher à animer la fixité de ce qui est filmé.


Un élément technique renforce elle aussi cette esthétique tactile : Welles a choisi un objectif peu utilisé, le 18,5 (cf. entretien avec Welles) qui est l’équivalent d’un grand angulaire : focale courte (grand angle) qui permet de faire entrer dans le cadre presque tous les éléments qui sont devant vous, point de vue original qui sollicite un contact différent avec le spectateur, une sorte de « toucher, de contact visuel ».


Cette esthétique se diffuse aussi par le travail sur l’éclairage, les lumières : éclairage souvent spectral, opacité des vitres, contre-jours, noirs passagers, contrastes accentués par les raccords sur le mouvement. Le montré et le caché, le clair et l’obscur, le visible et l’invisible. Portes ouvertes ou fermées comme ouverture ou clôture des plans ou des séquences .Des images au bord de leur propre disparition ou dans la saisie de leur apparition-réapparition... Le cinéma en train de se faire : auto-représentation (le cinéma se représente lui-même, par ses propres moyens). Par exemple, la projection du rideau de dentelles sur le visage d’Isabel et de George pris dans leur toile d’araignée. Autre exemple « en miroir » : Scène de la baignoire : tourbillon du robinet d’eau, contre-plongée avec personnage au premier plan (profondeur de champ), dédoublement  dans le miroir : « Arrête le mélodrame », dit son oncle à George, indication de genre.


Déjà, beaucoup de ces éléments renvoient à l’esthétique  Baroque . Nouvelles références géométriques : la figure du classique  - qui succède historiquement au baroque, défini par certains comme « la corde la plus tendue du baroque »[2], mais l’opposition est plus générale - serait le cercle, avec un seul centre, par exemple, par rapport à une famille « classique » un cercle de famille autocentré, unité d’action[3]. La figure du Baroque  serait du domaine de l’anamorphose[4], de l’étirement, de la « dilatation axiale » du cercle en ellipse,   Le baroque comme « retombée(s) de l’ellipse, comme « guerre entre le cercle et l’ellipse »[5] ce qui introduit deux centres : l’un clair, l’autre obscur... alternativement. La famille baroque serait, une double famille, bipolarisée, ce qui établit des décentrements, des parallélismes, des séries (une sériation), des reprises, des répétitions...


Double centre, double foyer : « une double famille » : mère veuve d’un côté avec un fils/ père veuf de l’autre avec une fille. Les deux belles-sœurs. Familles « en miroir ».

Quelques détails : Isabel  est qualifiée « divine et ridicule », les deux s’annulent, il ne reste rien : « je ne suis rien », dit-elle ; bi-polarité annulée, exténuation du baroque. Mais persistance : les deux « mères » de Georgie : Isabel  (divine)et Fanny (ridicule), deux autres « centres » s’affrontent : Morgan, George. Lors du voyage d’Isabel et de George, les deux « centres » affectifs (Isabel/Eugène, George/Lucy) s’éloignent : étirement de l’ellipse à l’infini... L’amour de jeunesse de l’oncle, qu’il évoque à la gare : autre centre perdu... parallélisme et multiplication. Triple famille.


Si l’on en revient au décor : on peut parler de surcharge « rococo » (style gothique)  comme exhibition de la richesse (la deuxième maison « Amberson » - pour Eugène – sera de style « géorgien »). Le rococo comme cristallisation (chosification, réification) médiocre du baroque.


Une citation extraite d’un entretiens avec Orson Welles à propos de son projet de film Macbeth :


 « Macbeth ne sera pas emphatique mais c’est un film baroque.

Oui, mais baroque ne signifie pas rococo. Il m’est très difficile  d’imaginer un film shakespearien qui ne soit pas baroque sur le plan visuel : ses drames sont de la Renaissance, ils n’appartiennent pas à l’époque de Brecht. »[6]

 

                            A suivre ...



[1] Martin Jay 1993 : « Les Régimes scopiques de la modernité » P. 17 « Existence de « régimes scopiques » multiples dans la modernité européenne. Deux régimes qui se distinguent du mode dominant de la perspective (« perspectivisme cartésien ») : 1 « Dans le premier régime, la vision est fragmentée et concentrée sur le matériel ou l’empirique. En tant que telles, les préoccupations hiérarchiques et spatiales de la perspective sont présumées subverties, sinon démantelées. » 2 : formes irrégulières et à « l’esthétique tactile du baroque, où le corps revient pour détrôner le regard indifférent du spectateur cartésien désincarné. » p. 17.

 

[2]Le classicisme n’est que la corde la plus tendue du baroque.

Cité par Ponge dans Pour un Malherbe de Henri Maldiney

 

[3] « Revenons à la raréfaction de la folie dans le théâtre – à ce passage d’une période dite préclassique à la grande époque classique : elle peut aussi s’expliquer par une usure des formes et des significations, à l’intérieur de la série littéraire ; le système se modifiant lorsque la « fonction » (fonction ici avant tout spectaculaire) du monologue du fou ne joue plus. Avant de disparaître, il s’allège : la simple désignation tend à remplacer la description fantasmatique et ses outrances ; la folie d’Oreste[3] et la déraison de Phèdre (au confluent poétique de réel et de l’irréel, aux frontières indécises de la folie, de la raison et du mythe), ne sont que l’ombre de rêves encore plus effrayants. » Bernard Chamayou, La Folie dans le théâtre baroque français. Mémoire de maîtrise de lettres modernes, Septembre 1968.

 

[4] Anamorphose : image déformée d’un objet, donnée par un miroir courbe ou par un système optique non-sphérique...

[5] Severo Sarduy, Barroco. Editions du Seuil, 1975. Références à l’antiquité : physique, cosmogonie, cosmologie. Parallélisme et tension structurelles entre le cercle et l’ellipse.

[6] ORSON WELLES, SHAKESPEARE, WELLES ET LES TAUPES, de Richard Marienstras . Positif, juillet-août 1974.


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