Module 30
A propos d’une pratique compulsive
A propos d’une pratique compulsive
D’autant plus que ce maniaque lecteur vérifie sans cesse le nombre de pages qui le séparent de la fin: il feuillette le livre pendant les pauses de sa lecture, ou s’arrête exprès pour se livrer avec délices à cette estimation inusable.
Que signifient cette consultation réitérée du nombre final de pages (indication d’ailleurs aussitôt oubliée), ce hâtif feuilletage et ce brusque saut en fin de volume… le regard en tension se fixant seulement sur les numéros en prenant soin de ne pas lire les dernières lignes, ce qui décevrait toute conjecture ?
- Ces pratiques peuvent avoir leur utilité : évaluer le temps de la lecture d’un chapitre, d’une nouvelle, d’un article, etc, par rapport au temps disponible, et s’assurer d'un ensemble satisfaisant pour l’imagination ou l’esprit,
- elles participent surtout du plaisir anticipé de finir un livre, de se dire que la liste des ouvrages connus s’allonge et que l’on est augmenté d’un nouvel élément dont on se souviendra (impressions, références, citations, savoirs), type de plaisir à ranger dans la catégorie plus générale de l’amour des commencements et des fins…
- elles renvoient aussi à la griserie des lectures à vitesses multiples : feindre de fendre les pages, comme on dit fendre l’air, vol permanent de la flèche qui ne se perd ni ne s’enlise dans leur succession patiente,
- peut-être, à l’inverse, y a-t-il une joie particulière à revenir en arrière, à l’endroit d’où est partie l’exploration brutale, le raccourci, la dérivation… et de se dire que l’on a sauté sans l’épuiser la réserve de bonheur qu’est le livre, la hâte du collectionneur de lectures se transformant en une évaluation succincte des surprises et des bonheurs promis…
- cette incorrigible façon de faire ménage des suspensions moins radicales que celles des butoirs déjà répertoriés et s’accompagne d’une béatitude rêveuse, indépendante de la tonalité sombre ou légère du livre en cours. Cette parenthèse enrichit la lecture, l’inscrivant dans une durée plus vaste et plus feuilletée, l’englobant dans un faisceau d’activités complexes, de riches alentours, de chemins de ronde, de traverse.
Le fin mot pourrait être d’un autre ordre : une conjuration des risques… le lecteur qui s’engage ne connait pas les pièges du terrain et peut redouter de se perdre… craindre que le nombre affiché des pages ne soit trompeur et ne dissimule une infinité virtuelle de feuillets dont la sournoise multiplication le captiverait sans cesse pour mieux le leurrer de ses mirages – réverbérations de lettres géantes se détachant à l’horizon sur la pâleur suffocante du jour - et l’engloutir dans ses sables mouvants… enfouissement… disparition… tropismes connus.
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