« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

L'Ombre d'un double, à propos de "L'Ombre d'un doute", d'Alfred Hitchcock. 4.

 

                    III

 INDICES, GROS-PLANS

 

         L’indice, au sens sémiotique, est un élément qui en désigne un autre – contiguïté réelle - : l’index montre ; au sens policier, c’est un élément révélateur de  culpabilité. Cela renvoie dans le film à un « système des objets » et des détails que révèle la force de l’ « insert », du gros plan.

            « Que dirait-on ? Une valse obsédante, des initiales sur une bague ? », dit l’oncle à sa nièce. Les gros plans sur la bague sont multiples, c’est un symbole actif : fiançailles incestueuses puisque c’est l’oncle qui l’offre à sa nièce, fétiche mortifère : dépouille gravée, butin de l’assassin. La variation sérielle de ses significations est elle aussi prise dans le parcours du suspense : offerte à Charlotte par l’oncle Charles dans la cuisine, quittée par Charlotte à la bibliothèque pour observer les initiales gravées, posée sur la table au café où l’oncle la récupère, reprise par Charlotte dans sa chambre, exhibée par Charlotte par défi sur la rampe d’escalier lors de la réception peu avant que l’oncle n’annonce son départ...

         Indices auditifs aussi : le verre renversé par l’oncle quand le mot « veuve » est prononcé, émotion  prolongée par la « télépathie » de la valse indicielle qui « saute d’une tête à l’autre » : « Cet air m’obsède, si je savais ce que c’est je l’oublierai », dit la mère ; aurait-elle entendu l’air du générique du film ?   Ce thème musical est lui aussi un tiers relationnel – le film, le personnage, le spectateur - ombre d’un doute, sonore cette fois.

         Autre indice important : le trajet scénaristique et symbolique d’un journal, avec sa part de transgression : « C’est le journal de papa », et de transmission : la mère le donne à son frère Charles. Point culminant : le gros plan sur l’article, à la bibliothèque, où Charlotte apprend la vérité (ce qui confirme, visuellement, ce que savait le spectateur). Le choc est mis en scène en un seul plan : une plongée suivie d’un travelling arrière vertical[1], puis Charlotte se lève, rapetisse alors que son ombre s’allonge et que la petite silhouette blanche disparaît en fondu-enchaîné dans le plan des valseurs-géants que seul le spectateur est censé voir.

La mise en scène, ici, est un « corrélatif objectif » du trouble, du désarroi, du choc, une objectivation-création de la « subjectivité » fictive du personnage : tourbillon et vertige de la révélation, changements « à vue » d’ échelles et de proportions, ce que l’on pourrait appeler le « syndrome télescopique de Lewis Carroll »: Alice, elle aussi, rapetisse et grandit jusqu’à perdre ses pieds de vue[2] ; « Alice au pays des merveilles » deviendrait « Charlotte au pays des horreurs .»

 Le gros plan, c’est la disproportion : une bague, un visage, couvrent toute une pièce, un journal couvre toute une bibliothèque. L’agrandissement cinématographique culmine dans un nouveau lien au suspense : les gros plans sur les mains de l’assassin se crispant à vide ou tordant le cou d’une poupée de papier révèlent la façon de tuer : l’étranglement.   On passe à la main gauche de Charlotte serrant son poignet droit (sa main droite portant la bague) en souvenir des mains de son oncle lui faisant mal – souvenir « mental » établissant une relation tierce. Plus tard, gros plan sur la main gantée de Charlotte s’accrochant à la portière du train...

Autre type de gros plan : l’image fixe dans l’image mobile ; il s’agit d’une auto-représentation : le cinéma, art de l’image, exhibe l’une de ses composantes élémentaires ; c’est un autre parcours, sériel lui aussi, synecdochique (la partie pour le tout) et scriptural (inscription dans le film d’un procédé d’ « écriture »).

         Lors du premier repas de famille, une photo des parents datée de 1888 est commentée avec nostalgie: « Tout était beau alors, le monde entier, pas comme le monde d’aujourd’hui [3]... Alors, c’était merveilleux d’être jeune ». Mais, au petit déjeuner, une dénégation réactive le suspense : « Pas de photo de moi... Je n’ai jamais été photographié de ma vie », déclare l’oncle, ce à quoi sa sœur répond : « J’ai donné ta photo à Charlie (la nièce) ». Nouvelle dénégation : « Il n’en existe pas » ; la sœur : « Tu as oublié celle-là » : gros plan fixe sur une photo de lui enfant...    

         Il arrive que la photographie reste virtuelle, ne s’actualisant que par des traces indirectes : un enquêteur photographie l’oncle qui lui demande de lui donner le rouleau de pellicule ; mais il y deux rouleaux (nouvelle figuration d’un tiers/double) : le faux est donné à l’oncle, le vrai sera envoyé au développement mais, puisque l’enquête est interrompue, la preuve photographique n’apparaîtra pas.



[1] Hitchcock parle d’un mouvement de caméra comme : une inspiration d’air ».  

[2] Lewis Carroll Alice aux pays des merveilles : « Quelle drôle d’impression, dit Alice, je crois que je rentre dans moi-même comme un télescope », et c’était vrai ; elle mesurait à peine vingt centimètres de haut ». p. 22

 « De plus mieux en mieux ! S’écria Alice (dans sa surprise, elle oubliait de parler correctement) voici que je m’allonge comme le plus grand des télescopes du monde ! Adieu, petits pieds ! » p.25

[3] L’action du film est censée se passer en 1942.

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Une Famille à tiroirs

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