« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

L'Ombre d'un double, à propos de "L'Ombre d'un doute" d'Alfred Hitchcock, 5.

 

                                                                                                          IV

                POLITIQUE DU NARCISSE

 

          Quelle « conception » (terme sous-estimé de la rhétorique) du monde explique-t-elle les assassinats ? Hitchcock, fournissant un « mobile » aux crimes,  évoque un « assassin idéaliste ... qui se croit chargé d’une mission de destruction ». On pourrait donc parler d’une « politique » du Narcisse, d’un assassin fascinant, séducteur intéressé de riches veuves.

         Les repas, en plus de leurs fonctions physiologiques (manger, boire...) et sociales (parler, échanger...) sont aussi le lieu des auto-mises en scène narcissiques et c’est lors de la séquence du second repas que l’oncle Charlie tient le discours suivant : « Les grandes villes sont pleines se veuves mûres... Leurs maris se sont tués à faire fortune en travaillant comme des forcenés, et que font de leur argent ces veuves, ces inutiles ? On les voit par milliers dans les hôtels, buvant, mangeant l’argent, jouant nuit et jour, puant l’argent, fières de leurs bijoux et de rien d’autre... Vraiment, Charlie [il s’adresse à sa nièce], des êtres humains ou des animaux à l’engrais ? Et qu’arrive-t-il à l’animal trop gros et trop vieux ? ... Sais-tu que le monde n’est qu’une porcherie ? Derrière la façade des maisons, c’est le fumier. Ce monde est pourri... Toi et moi ne sommes pas des gens ordinaires... »  Ce discours se termine par un gros plan du visage du séducteur-assassin (interprété par Joseph Cotten).

         L’oncle justifie indirectement ses crimes : il a trouvé un bouc émissaire qui explique la pourriture du monde ; Il s’agit d’une « biopolitique » fascisante et sexiste : le vocabulaire de la biologie (l’animal engraissé) double celui de l’économie, et le « genre » méprisé (les femmes veuves) délimite une partie « inutile » de la classe dominante.

         Il s’agit d’un « naturalisme » politique, d’un personnage  traumatisé livré à ses pulsions criminelles mais cela ne devient pas un naturalisme cinématographique : l’esthétique du film reste fondée sur l’image-relation, la logique du suspense.

         En contrepoint partiel, le fiancé de Charlotte, Jack Graham, lui dit : « Le monde n’est pas si noir que ça, disons que le monde est un peu fou par moments, il a besoin d’être surveillé, comme votre oncle Charlie... » [1]








[1] « Chez Hitchcock, il n’y a jamais duel ou double : même dans « L’Ombre d’un doute », les deux Charlie, l’oncle et la nièce, l’assassin et la jeune fille, prennent à témoin un même état du monde qui, pour l’un justifie ses crimes, et, pour l’autre, ne peut être justifié de produire un tel criminel » Gilles Deleuze, Opus cité, p. 272. Dans la phrase qui précède cette citation Deleuze nuance son propos en montrant que la tiercéité  a besoin de la dualité, que c’est parce que les doubles existent qu’ils peuvent être mis en relation mentale.

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