« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

Brèves d'écran séquence 17/ DE PALMA/FINCHER

+Brad Pitt
Séquence 17 :

° Films auxquels de fortes intempéries (orages tropicaux, cyclones) donnent une continuité linéaire par rapport à leur complexité temporelle et dans lesquels elles constituent des
corrélatifs objectifs de la tension entre les personnages, du sentiment de fin du monde (ou d’un monde) ; parmi les plus récents : « Snake eyes », de Brian De palma, « L’étrange histoire de Benjamin Button », de David Fincher…

° Bref essai sur
la modélisation du temps dans « L’étrange histoire de Benjamin Button », de David Fincher :


- d’abord, le plus évident, une forme spectaculaire d’
inversion physique du processus de vieillissement : le personnage naît vieux et va rajeunissant jusqu’à disparaître…
- mais cela s’accompagne d’un
processus « normal » d’évolution psychique, affective, intellectuelle… : apprentissage ordonné de la marche, de la parole…. Jusqu’à la sénilité. En effet, cette double piste produit un "enfant Alzheimer" qui, par exemple, ne se souvient plus qu’il a déjà pris son repas.
- Remarquons que l’on va malgré tout, physiquement, d’un bébé à un autre, d’un bébé-vieux à un bébé-jeune et que la double linéarité du temps (de la vieillesse à la jeunesse d’une part, de la jeunesse à la vieillesse de l’autre) est prise dans une
circularité, partielle elle aussi, une boucle : d’une petite enfance à une autre…
- L’
inversion du temps signalée au premier point semble provoquée par l’invention d’une horloge qui marche à l’envers, le souhait de l’horloger étant de faire revenir les morts de la guerre de 14-18, dont son fils… et l’on voit des plans montés à l’envers qui annulent les batailles, les départs et les deuils, par réversibilité. Première forme d’uchronie : renverser et annuler le caractère implacable du principe de causalité lié à l’écoulement univoque du temps.
- A la fin du film on voit l’horloge mise au rebut (elle semble avoir été en fonction malgré tout pendant toute la vie de Benjamin Button…) et le flot d’une inondation semble remonter vers elle… métaphore du fleuve qui remonte vers sa source. Autre image d’un temps
à rebours
- La référence à la « grande guerre » inaugure un
temps historique : le film est, à sa façon, une chronique de l’histoire du XXème siècle, et la dualité est ici celle du temps collectif et du temps individuel.
- Benjamin Button est le seul à subir ce processus de rajeunissement physique (inversion partielle du cours du temps), les autres personnages suivent complètement la ligne du temps, sa fuite … et le film lui-même, malgré tout, se déroule de son début à sa fin… irrémédiablement.
- Mais les chocs temporels sont multiples tant il suffit d’un principe perturbateur de l’irréversibilité pour que l’amplitude des troubles soit grande : le dérèglement de la vie de Benjamin Button entraîne des effets constants de
désynchronisation, d’hétérochronie, comme si les personnages vivaient dans des fuseaux horaires différents ou dans des mondes parallèles qui coexisteraient malgré tout dans une simultanéité paradoxale
[1].
- Autre forme, ponctuelle, d’
uchronie, l’introduction d’un temps hypothétique : le petit film dans le grand qui formule d’autres hypothèses avec des « si » pour expliciter la façon dont l’accident de la danseuse s’est produit à Paris : d’infimes décalages temporels, l’annulation d’actes manqués, aussi, auraient pu l’éviter : remise en cause de l’enchaînement des causes et des effets : à quoi cela tient-il ? Quel chemin pour en arriver là !
- Souvenons-nous, enfin, que l’histoire racontée par le film, selon une série de flash back, est au passé : l’histoire est lue par le fille du personnage principal qui découvre son origine et sa filiation dans le « dossier » rassemblé et commenté par sa mère à l’agonie… mystère de la naissance de l’une révélé au moment de la mort de l’autre pendant un cyclone, come si le temps au sens météorologique du mot participait, comme corrélatif objectif aux perturbations temporelles multiples de la simple chronologie (Cf. le ° précédent).
- Mais, de ce point de vue, si l’on s’en tient-là, rien que d’assez banal dans cette forme temporelle d’un présent racontant le passé… L’originalité vient pourtant d’une déclaration de la vieille dame : «
le temps est sorti de moi… », c’est l’inverse de l’éternité (dont la formule serait : « Je suis sortie du temps… », ce qui serait erroné : la mort qui approche est une œuvre du temps) ou du temps retrouvé (qui nous inclut et nous sauve) : c’est la proclamation de l’autonomie du temps qui s’échappe de nous et nous abandonne : mourir c’est ne plus faire partie du temps, le temps fuit de nous et nous laisse immobiles et muets, frêles déchets sur des bords désertés : l’uchronie, l’hétérochronie rejoignent l’utopie en tant que lieu inassignable de cette expulsion : à moins que le film lui-même, en dernier recours, soit ce lieu-là… et, lorsque les surcharges exhaustives de la figuration des formes du temps, sortent du personnage délesté, libéré, le quittent, sont out (elles n’ont fait que passer), le film, c’est-à-dire le temps qu’il a fallu pour les dire et les montrer, peut finir.
[1] Dans « Fight club », autre film de David Fincher le personnage du « double », aussi interprété par Brad Pitt, apparaît pour la première fois sur l’escalier roulant d’un aéroport au moment où la voix off du personnage principal indique que le décalage horaire lui donne l’impression d’être quelqu’un d’autre…
"formes du temps":

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